La saga du Drang nach Osten polonais
L’histoire de la frontière entre les deux nations slaves que sont la Pologne et la Russie est mouvementée et, à l’heure où les forces d’Hitler et des ses alliés attaquent l’armée rouge et l’Union Soviétique le 22 juin 1941, son acte ultime n’est toujours pas écrit.
Varsovie-Moscou, un aller et retour de deux siècles
Moscou, ville occupée
Cette histoire commence au temps de notre bon roi Henri IV et de sa fameuse « poule au pot ». A l’aube de ce XVIIème siècle, la Pologne est en plein âge d’or. C’est une puissante « république aristocratique », gouvernée par un roi élu qui règne sur l’un des deux plus vastes empires d’Europe : la République des Deux Nations, issue de la fusion du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie. D’ouest en est, elle court de la frontière allemande d’aujourd’hui jusqu’au plus grand fleuve de l’actuelle Ukraine, le Dniepr. Du nord au sud, elle embrasse la plus grande partie des pays Baltes pour s’étendre jusqu’aux Carpates roumaines. Toute sa frontière orientale borde le tout jeune empire russe, qui n’a de tsars que depuis quelques dizaines d’années et qui est encore bien loin de régner sur l’ensemble des Slaves orientaux : le tiers oriental de l’empire polonais parle le russe.
Or donc, à Moscou, dans ces toutes premières années du siècle, éclate une crise politique qui ébranle le jeune empire et dont l’écho résonne jusqu’à la cour de Varsovie. Le roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, homme dans la fleur de l’âge, décidé et entreprenant, saisit au vol l’opportunité d’un coup de poker magistral pour faire main basse sur des terres nouvelles et, pourquoi pas ? renverser le tsar et ceindre sa couronne. Pour la première fois de leur histoire, les légendaires lanciers polonais au dos orné d’ailes immenses franchissent la frontière de l’empire russe.
1610 : la Sainte Russie est en danger. Dans la cité de Serguiev Possad assiégée par les Polonais à soixante kilomètres de Moscou, les moines ont rangé leurs Bibles pour servir le canon (œuvre de Sergueï Miloradovitch, 1894).
En cinq ans, ils sont à Moscou ; la capitale des tsars est occupée. Pourtant, elle va se révolter, donnant sans le savoir le signal de départ à un long mouvement en sens inverse qui va mener les tsars, cette fois, de Moscou jusqu’à Varsovie. Dans un premier temps, c’est sur une capitale libérée que sonnent les cloches du Kremlin et, au moins, la couronne de Russie reste… russe ; mais les terres perdues, elles, demeurent polonaises. Plus discrètement, un autre voisin de la Russie s’est également manifesté : la Suède qui, alors, se transforme à vue d’œil en une grande puissance. Ayant décidé de faire de la mer Baltique orientale un « lac suédois », elle a profité de ce que les Russes étaient occupés avec les Polonais pour s’emparer de leurs côtes baltiques : voilà le tsar privé d’accès à la mer [1].
Dans les temps qui vont suivre, ce sont les Polonais qui vont accaparer toute l’attention des Russes. Tout au long de cette époque qui, à travers l’Europe, voit éclore le temps des mousquetaires, ceux des tsars vont grignoter, par à-coups, les terres russes perdues.
Mousquetaires russes du milieu du XVIIème siècle (reconstitution)
Lentement mais inexorablement, ils font reculer la toute-puissante Pologne jusqu’à ce qu’à son tour, celle-ci connaisse les affres inhérents à tout affaiblissement politique, même relatif : au beau milieu du siècle, c’est cette fois contre elle que le roi de Suède, maintenant à la tête d’une puissance fulgurante, déchaîne son armée devenue entre-temps la plus moderne d’Europe ; cela au moment même où les Russes abordent les confins des terres polonaises historiques et commencent à regarder par-dessus la frontière, jusque dans les affaires politiques mêmes du pays. C’est une époque qu’aujourd’hui encore, les écoliers de Varsovie découvrent sous le nom de « Déluge » ; pour les nôtres, c’est celle du Roi-Soleil qui ouvre en grand la porte des livres d’histoire ; et pour les Russes, c’est celle où les mâchoires suédoises croquent un morceau de l’empire qui, naguère, fut le fier conquérant de la capitale des tsars.
Mais pour ces derniers, ce sont les années qui suivent qui vont scintiller dans les pages des manuels scolaires : celles du tsar Pierre le Grand. Au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles, tandis qu’à Versailles, « le roi », comme on l’appelle dans les cours d’Europe, poursuit un règne qui semble ne pas devoir connaître de fin, l’empereur de toutes les Russies rebat les cartes. Père de l’Etat russe et créateur de sa marine, architecte de Saint-Pétersbourg – tout à la fois port et nouvelle capitale, il détourne les yeux de Varsovie pour les porter vers la mer, vers le commerce, vers les riches marchés d’Amsterdam et de Londres. Hélas, l’unique côte russe, la côte baltique, est toujours suédoise. Le tsar décide de la reprendre et tire l’épée du fourreau contre l’Occupant. Mal lui en prend : sur les champs de batailles, le jeune mais audacieux roi Charles XII, qui a hérité d’une Suède au zénith de sa science militaire, lui inflige une leçon. Pire : sur les traces des Polonais cent ans plus tôt, il lance ses fusiliers dans une spectaculaire campagne de Russie. Le « dernier des Vikings » menace Moscou et Saint-Pétersbourg.
1707 : le tsar Pierre a-t-il eu le yeux plus gros que le ventre en chatouillant les guerriers les plus réputés de toute l’Europe ? Les voici qui déferlent sur la Russie (reconstitution).
Cependant, depuis qu’a éclaté la grande explication entre les deux puissances, Pierre le Grand a modernisé son armée, tambour battant. Au terme d’une campagne de Russie proprement homérique, l’armée de Charles XII finit par se casser les dents à la bataille de Poltava, qui marque l’entrée fracassante de la Russie dans le club exigu des puissances européennes. La « Grande guerre du Nord », qui durera en tout vingt années, enterrera le « dernier des Vikings », tué au combat d’une balle de fusil dans la tête ; et lorsque la flotte du tsar mouillera sur les côtes de la Suède même, la flamboyante puissance scandinave, qui aura traversé comme un météore le firmament du XVIIème siècle européen, basculera.
L’armée de Pierre le Grand (reconstitution)
Varsovie sous les tsars
La Suède expulsée de l’échiquier politique européen, le dossier polono-russe ressort du placard. La cour de Varsovie, déjà sous influence, finit sous surveillance : c’est bientôt sous les lustres des palais de Saint-Pétersbourg que se décide qui ceindra la couronne de la République des Deux Nations. Alors que s’épanouit le Siècle des Lumières, la Prusse, l’Autriche, jusqu’ici prudentes, convoitent à leur tour une part du gâteau polonais.
Bientôt, à l’heure où, à Paris, les canons de la Révolution française commencent à tonner, la très occidentale tsarine Catherine II la Grande – elle-même allemande et amie de Voltaire – s’allie avec les deux puissances germaniques pour transformer le contrôle de la Pologne en une annexion officielle, la République des Deux Nations étant partagée entre les trois puissances et disparaissant de la carte ; singulier destin pour un empire jadis conquérant qui régna sur Moscou et Kiev. L’aristocratie polonaise, désormais désoeuvrée, scintille dans les salons des noblesses russe et allemande, partageant en secret, avec tout un peuple désormais silencieux, l’invisible flamme de leur grandeur passée.
Après le déluge, la résurrection
Plus d’un siècle va s’écouler ainsi tandis que la Pologne verra lentement son territoire se transformer sous l’effet d’une industrialisation menée depuis Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg. Cinq générations plus tard, la Première Guerre Mondiale éclate. Les empires d’Allemagne et d’Autriche déclarent la guerre au tsar qui, au bout de trois années de bain de sang, succombe lui-même sous les coups de la révolution bolchevique tandis que s’effondre la résistance de ce qui fut son armée. En mars 1918, le Kaiser triomphant inflige à la toute jeune Russie soviétique le traité de Brest-Litovsk qui lui offre toute la partie ouest et sud-ouest de ce qui fut l’empire des tsars : la Russie retourne trois cents ans en arrière. Cinq mois plus tard, nouveau rebondissement : à l’Ouest, en cent jours, les offensives de Foch disloquent l’armée allemande. Berlin et Vienne, terrassés, ne seront même pas conviés au découpage de leurs empires disparus. Sous les lambris du château de Versailles, les morceaux polonais des deux ex-empires sont recollés, ressuscitant l’Etat enterré au XVIIIème siècle, loin des regards de la Russie toujours en proie à l’affrontement tumultueux que se livrent « blancs » tsaristes et « rouges » bolcheviques. Début 1919, le nouveau maître de la Russie, Lénine, entrevoit la victoire qui ouvrira la porte à la révolution prolétarienne mondiale. De toute l’Europe, il entend les grondements des peuples. L’Allemagne elle-même est déchirée par la lutte que livrent les spartakistes internationalistes aux corps-francs contre-révolutionnaires. En Hongrie, les communistes prennent le pouvoir.
Berlin, janvier 1919 : les travailleurs brandissent le drapeau rouge, les armes vont parler.
Lénine fonde la IIIème Internationale, l’Internationale communiste, puis décide de lâcher l’Armée rouge à la rencontre des camarades de l’Ouest, oeuvre qui devrait être facilitée par la classe ouvrière polonaise. Dans la même enjambée, l’on récupérera les territoires russes naguère conquis par les tsars déchus. L’aventure est retardée par les blancs qui n’ont pas dit leur dernier mot et qui, d’ailleurs, sont soutenus par des corps expéditionnaires que les gouvernements d’Occident, un peu dépassés par le chaos européen hérité de la Grande Guerre, ont dépêchés au petit bonheur la chance sans trop de coordination. Au printemps 1920, l’affaire est finalement entendue et l’Armée rouge des ouvriers et des paysans se met en marche vers l’Ouest pour la lutte finale ; une armée certes jeune et révolutionnaire, mais puissante et plutôt bien organisée. Elle traverse vite les espaces désertés par les armées du Kaiser, franchit la frontière polonaise toute neuve : la voici déjà devant Varsovie, portée par l’imminence du triomphe.
Pourtant, tout va aller de travers face au nouveau-né politique – à l’échelle du siècle – qu’est cette Pologne resurgie du néant, jouant sa propre survie et manquant de tout : soldats, armes et même munitions. Varsovie a négocié en urgence une aide matérielle avec une France et une Grande-Bretagne qui ne donnent pas cher de sa peau ; elle joue la carte de la conscription. Entre révolution et patrie, le peuple choisit la patrie, et voilà tout ce beau monde au garde-à-vous devant des généraux qui vont entrer dans l’histoire : Jozef Pilsudski et Wladislaw Sikorski, deux soldats talentueux et audacieux. Ante portas, face à une situation militaire sans espoir, ils vont oser tous les risques, toutes les innovations. Les généraux soviétiques, pourtant compétents, sont surpris ; la situation leur glisse des mains et les Polonais parviennent à la retourner. La défaite de l’Armée rouge est stupéfiante, c’est le « miracle de la Vistule ». Les Soviétiques, réduits à accepter la paix que Varsovie voudra bien leur proposer, concèdent à la Pologne un territoire sur lequel elle n’avait pas régné depuis le XVIIIème siècle !
Les nazis
Le dernier chapitre de cette histoire avant la Grande Guerre patriotique va être noyé dans l’ombre du IIIe Reich. Le 30 décembre 1922, l’ex-empire des tsars devient en grande pompe l’Union Soviétique. Dix mois plus tard, dans une Allemagne en proie au chaos, mise sur la paille par la guerre puis par la paix, plusieurs centaines d’hommes armés et fulminants tentent gauchement de s’emparer du pouvoir politique local en Bavière. Si les principaux meneurs finissent en prison, leur sanglante pantalonnade n’en a pas moins éveillé une relative sympathie au sein de la population. Dix ans plus tard, les comploteurs du parti national-socialiste des travailleurs allemands – le parti nazi – triomphent aux élections. Leur chef, Adolf Hitler, grimpe les marches de la chancellerie de la République. Il va métamorphoser cette dernière en un arsenal impérial, le IIIe Reich, qui, morceau par morceau, va grignoter l’Europe.
Dès 1935, Joseph Staline, qui succède à Lénine à la tête de l’Union Soviétique, est persuadé que Berlin va déchaîner un nouvel ouragan en Europe. Un an plus tard, en Espagne, la guerre éclate entre le gouvernement de gauche élu et les rebelles conservateurs du général Franco. La Wehrmacht, flambant neuve, exploite immédiatement cette arène pour tester ses matériels et ses idées ; l’Armée rouge l’imite séance tenante. Dès le printemps 1937, le verdict des réunions tenues au Kremlin est sans appel : les forces soviétiques, encore à leur zénith ne serait-ce qu’un an plus tôt, sont tout simplement dépassées. Face à la déferlante technologique du moment, tout est à reprendre à zéro. Dès lors, le "petit père des peuples" n’aura de cesse de retarder l’inéluctable déflagration continentale jusqu’à l’extrême afin de donner à l’Armée rouge le temps dont elle a cruellement besoin pour retrouver un niveau qui la rende capable de supporter l’inéluctable choc.
Espagne, printemps 1937. Cette vue d’artiste représente un engagement entre un chasseur Polikarpov I-16 républicain (à gauche) et un Messerschmitt 109 nationaliste (à droite). Elle symbolise les enseignements du conflit : en effet, l’appareil soviétique, depuis son arrivée dans les cieux espagnols, surclassait tous ses adversaires germano-italiens, y compris le meilleur d’entre eux, le FIAT CR.32. L’apparition du nouveau chasseur allemand inverse la donne. Or, l’Armée rouge n’a même pas conçu de successeur au I-16. Il en est de même pour les chars soviétiques, qui ont découvert à leurs dépens la puissance de destruction des nouveaux canons antichars allemands.
Pendant que l’Armée rouge retrousse ses manches et se lance à corps perdus dans sa révolution technologique, Hitler gobe l’Autriche tout en dévoilant lentement ses cartes en direction de la Pologne. Vis-à-Vis de Varsovie, Berlin fait mijoter une pression diplomatique centrée autour du couloir de Dantzig [2] et qui, de mois en mois, va crescendo, tandis qu’en Union soviétique, le potentat géorgien commet l’erreur himalayenne de faire tituber l’Armée rouge en déchaînant sur elle le tsunami des grandes purges de 1937-1938. Cependant, en janvier 1939, il réunit à Moscou le gratin de l’industrie aéronautique soviétique pour arrêter les lignes directrices des programmes d’avions de chasse de nouvelle génération destinés à affronter ceux de la Luftwaffe. De son côté, la Wehrmacht lance la production en grande série de son premier char de combat moderne tout en scrutant, dans l’ombre, les progrès soviétiques.
Sur ces entrefaites, la marmite diplomatique d’Hitler entre en ébullition le 21 mars : la tension entre Berlin et Varsovie franchit son point de non-retour. Le message éclate alors aux oreilles de toutes les chancelleries d’Europe : la guerre est au menu. Quatre jours plus tard, le Führer donne l’ordre de planifier les opérations militaires contre la Pologne. A ses généraux, il va préciser : « il ne s’agit pas de Dantzig. Il s’agit de notre espace vital à l’Est » (voir Projet Rayak, les batailles du Normandie-Niémen, première partie, paragraphe BARBAROSSA et le Lebensraum). La France et le Royaume-Uni échafaudent alors un cocktail d’intimidations, de menaces et de séduction. Londres fait miroiter à Berlin des concessions coloniales tout en menaçant d’intervenir si l’Allemagne s’aventurait en Pologne et en approchant, pour la première fois, l’Union soviétique : toutes les ficelles sont bonnes pour inciter Hitler à faire marche arrière. Le Kremlin, toujours en pleine course contre la montre, saisit instantanément la perche tendue par la France et la Grande-Bretagne. Les discussions commencent entre Paris, Londres et Moscou.
Hitler grimace ; il ne s’attendait pas à ces conciliabules d’alliance soviéto-occidentale. Il prend alors lui aussi contact avec Staline, espérant brûler la politesse aux Britanniques et aux Français. Face au IIIe Reich, le gouvernement soviétique est sur la corde raide : soit il parvient à protéger l’intégrité nationale en l’arrimant à un dispositif défensif franco-anglo-soviétique qui dissuaderait Hitler d’attaquer, soit il se retrouve nu et, en ce cas, n’aura d’autre choix que d’adresser directement la parole au futur conquérant de la Pologne. Il n’y a pas de troisième voie. Afin de parer à toutes les éventualités, le Kremlin négocie donc avec Londres et Paris tout en ouvrant discrètement une porte à l’Allemagne, pour le cas où.
Fin juillet, l’appréhension augmente encore. En effet, le Royaume-Uni et la France parlementent depuis maintenant trois mois avec l’Union Soviétique sans que rien de palpable n’en sorte. En coulisses, les premiers contacts avec les Allemands restent pauvres, mais ils ont lieu : Staline commence à redouter de se voir lâché par les Occidentaux face à une Wehrmacht rugissante, déjà en train de se masser sous les yeux même de l’Armée rouge (la Prusse-Orientale n’est éloignée que de 200 kilomètres). Le 24, Paris et Londres acceptent enfin de parler de traité d’assistance mutuelle contre une agression allemande, mais en le conditionnant par une convention militaire d’application qui, à son tour, appelle un nouveau round de négociations. Le Kremlin, contrit, n’a d’autre choix que de s’y engager. Le 9 août, les Soviétiques voient débarquer à Leningrad une délégation militaire franco-britannique famélique de… deux personnes. Le 12, les discussions commencent néanmoins, mais sans progrès. Staline cesse alors d’y croire : « ils nous font tourner en bourrique », commente-t-il lugubrement avant de franchir le Rubicon et de prendre directement contact avec Berlin, qui se frotte maintenant les mains du naufrage diplomatique entre ses ennemis putatifs. Le ministre des Affaires Etrangères d’Hitler, l’ambitieux Joachim von Ribbentrop, accueille la volte-face éperdue de Moscou avec un enthousiasme que son alter ego, le pragmatique Viatcheslav Molotov, exploite promptement, posant comme condition à toute discussion la signature d’un pacte de non-agression entre l’Union Soviétique et l’Allemagne. Dans le même temps, Molotov tente un ultime baroud d’honneur en direction de la France et de l’Angleterre, s’annonçant ouvert à quelque forme d’accord d’assistance mutuelle que ce soit, pourvu que Paris et Londres persuadent Varsovie d’autoriser les forces soviétiques à s’avancer si la Wehrmacht attaquait. Les Anglais lui répondent qu’ils réfléchissent.
Le pacte de non-agression et BARBAROSSA
Hitler abat alors un carré d’as. Il écrit à Staline un télégramme personnel dans lequel il donne son accord pour un pacte de non–agression ; il accepte aussi des accords économiques et il propose d’envoyer Ribbentrop à Moscou, tout de suite. De leur côté, les Britanniques réfléchissent toujours. Le 21 août, Staline répond à Hitler qu’il attend Ribbentrop. Le 23, ce dernier atterrit à Moscou, entouré d’une délégation de trente personnes. Dans la nuit, le pacte de non-agression est signé, assorti de toutes les garanties dont l’Union Soviétique peut rêver : Berlin préviendra en avance de l’offensive en Pologne afin que les forces soviétiques puissent prendre leurs dispositions et s’y avancer jusqu’à une ligne de démarcation clairement définie avec la Wehrmacht. Staline bombe le torse : « Je sais ce qu’Hitler mijote. Il pense qu’il m’a eu mais c’est moi qui l’ai embobiné. Vous verrez, nous réussirons à éviter la guerre pendant encore un moment ».
Le 1er septembre, les armées d’Hitler attaquent. Quelques heures avant, Berlin, montrant patte blanche, a prévenu Moscou qui, dès lors, prépare ses propres mouvements. Le 17, l’Armée rouge entre à son tour en Pologne et s’avance jusqu’à ligne convenue. Le Kremlin souffle. Que dans l’affaire, les territoires russes abandonnés en 1920 aient été récupérés est, dans ces circonstances-là, devenu secondaire par rapport à l’essentiel : face à Hitler, l’Armée rouge a gagné de l’espace et du temps.
En effet, le pacte de non-agression semble faire travailler le temps dans le sens de l’Union Soviétique : le 16 mars 1940, un prototype du futur char de combat T-34 roule dans Moscou après un raid de test de dix jours en 100 % tout-terrain depuis l’usine de Kharkov où il a été construit, à mille kilomètres de distance. Staline a même le temps, le même mois, de freiner des deux pieds dans ses purges et de ressortir onze mille officiers de l’Armée rouge des camps où il les avait expédiés. L’enchaînement des événements va montrer que la précaution de Molotov n’était pas un luxe. Le 10 mai, les panzers d’Hitler attaquent à l’Ouest ; le 14 juin, la Wehrmacht défile sur les Champs-Elysées. Le vainqueur de la Grande Guerre est éliminé. « Pourquoi n’ont-ils opposé aucune résistance ? » souffle Staline. Pour retenir Hitler d’attaquer, il ne reste plus désormais que la Grande-Bretagne et… le pacte de non-agression. Ce qui reste des forces britanniques après la campagne de l’Ouest se calfeutre dans ses îles. Le 4 juillet, la Luftwaffe décolle pour sa première mission contre les eaux d’Albion. La bataille d’Angleterre commence, le Royaume-Uni est sur la défensive. Les Soviétiques sont désormais seuls et le temps qu’ils ont gagné pour aiguiser leur épée se transforme en or. A ce sujet, Staline répète en boucle que les Allemands n’attaqueront pas avant 1942 ; ceux qui prétendent le contraire ne sont que de dangereux agents provocateurs à la solde des « fascistes ».
Ce n’est qu’un leurre. Alors même que l’Armée rouge entrait en Pologne orientale, le général Franz Halder, chef d’état major adjoint de l’armée de Terre allemande, donnait déjà l’ordre de réfléchir aux plans d’attaque contre la Russie. Le 31 juillet 1940, Hitler déclare à un aréopage de chefs de la Wehrmacht qu’il faut se préparer à lancer l’attaque. En septembre, Berlin en déclenche le volet diplomatique : la signature du pacte tripartite Allemagne-Italie-Japon, qui sera complété, entre autres, par la Roumanie et la Slovaquie, deux alliés d’Hitler dont la frontière jouxte celle de l’Union soviétique. En novembre, ce dernier s’offre même le luxe d’une piqûre de rappel du pacte de non-agression : il invite Molotov à Berlin pour parler, bien sûr, de tout sauf de la guerre. Le ministre russe, frileux, croit bon d’infliger aux dignitaires nazis des interpellations plutôt sèches relatives aux mouvements de troupes allemands ; Hitler joue les offensés. Lorsque Molotov est de retour à Moscou, Staline, en l’écoutant, s’imagine qu’à Berlin, son ministre s’est imposé. Il ignore que, le jour même de l’arrivée du train de Molotov en gare de Berlin, Hitler a signé sa directive numéro 18 : « Quelle que soit l’issue de ces discussions [avec Molotov], les préparatifs pour l’Est, pour lesquels les ordres verbaux ont déjà été donnés, doivent se poursuivre ». Le 4 décembre, tandis que la bataille d’Angleterre fait long feu, Hitler fixe pour le mois de mai 1941 la grande offensive contre l’Union Soviétique. Pas plus de deux semaines plus tard, il signe l’ordre qui, quelle qu’en soit l’issue, va décider de l'issue de la Seconde Guerre Mondiale : la directive n°21, qui s’ouvre sur ces mots : « Les forces armées allemandes doivent se préparer […] à détruire la Russie […] ». Le nom de code choisi est BARBAROSSA, en allemand « Barberousse », du nom de l’empereur germanique qui, au XIIème siècle, participa aux croisades ; car, dans l’imaginaire nazi, il s’agit bel et bien d’une croisade, d’une guerre sacrée sans merci, d’un « combat d’anéantissement ». Le 29, les services soviétiques informent le Vojd de la directive. Hypnotisé par ses certitudes, il hausse les épaules : quelle attaque ? Il y a encore le temps. Au nouvel an 1941, les cent premiers T-34 de série ont déjà roulé hors de l’usine n° 183 de Kharkov qui les a conçus ; la production doit passer à deux cent cinquante exemplaires mensuels pour commencer, dans désormais quatre usines.
Le dimanche 22 juin à quatre heures quinze du matin heure de Moscou, par une nuit d’été chaude et moite, deux mille kilomètres de front s’embrasent. Staline s’est trompé, l’Armée rouge n’est pas prête.
Pierre Bacara
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[1] Au début du XVIIème siècle, le territoire de la Russie n’a pas encore la forme qu’il a de nos jours. En effet, au Haut Moyen Age, la civilisation russe – qui tire son origine de celle des Slaves orientaux – s’étendait, d’ouest en est, de la Vistule à la Volga et, du nord au sud, de la Baltique jusqu’à la moitié nord de ce qui deviendra, à la fin du XIXe siècle, l’Ukraine. Cette civilisation villageoise et agricole se donne pour capitales successives Novgorod, puis Kiev. Au IXème siècle, la forte influence des guerriers et commerçants vikings suédois, les Varègues, donne naissance au mot Rouss qui désigne la fusion entre les deux civilisations. Il donnera le russe Roussiya, le latin Russia, puis le français « Russie ».
A l’heure où la Pologne et la Suède tentent de dépecer la Russie, celle-ci n’a toujours pour unique accès à la mer que la Baltique – elle ne s’étend pas encore jusqu’à la mer Noire. Les territoires qui bordent sa frontière sud sont essentiellement ceux de l’empire ottoman. La Sublime Porte a en effet pris la place, le long des côtes de la mer Noire, du khanat de Crimée, dernier avatar de la Horde d’Or, l’empire mongol d’Europe. Les miettes en sont habitées par une multitude de groupuscules ethniques informels qui se sont stratifiés avec le temps à mesure des mouvements migratoires successifs, et que l’on amalgame sous le terme de « cosaques ». Leur composition ethnique a varié avec le temps mais, à ce moment-là de l’histoire, elle est déjà devenue essentiellement russe.
A l’aube du XVIIème siècle, la conquête de la côte baltique russe par la Suède isole donc d’un seul coup la Russie de toute mer.
[2] Le « couloir de Dantzig » est une bande de territoire attribué à la Pologne par les vainqueurs de la Grande Guerre, et qui dote le pays d’un accès à la mer en le reliant à la Baltique. Comme tout le reste du territoire du pays, le couloir de Dantzig est prélevé sur le territoire des empires vaincus. Or, le couloir de Dantzig a été creusé entre la province allemande de Prusse-Orientale et le reste de l’Allemagne, séparant ce pays en deux espaces géographiques distincts même s’ils sont très proches géographiquement. En 1938, Hitler, qui jusque-là caressait la Pologne dans le sens du poil pour se donner les mains libres ailleurs en Europe, commence à exprimer sa préoccupation du « cas » Dantzig.
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