Le ballet des Raskoviennes,
Galina Pavlovna BROK
« La formation de bombardiers est en route vers son objectif. Un moteur tombe en rideau. Que faire ? Faire demi-tour et rentrer avec les bombes ? Nous sommes encore au-dessus du no man’s land - ou continuer toutes seules ? L’escorte de chasse s’est éloignée vers l’avant, avec la formation. Nous suivons donc, seules. Voilà que les canons de la défense antiaérienne allemande canardent la formation. Nous, on continue d’avancer, avec nos bombes, sans escorte. La formation est la cible de la DCA. Des avions sont touchés, prennent feu. Et nous, nous sommes toujours seules. La DCA cesse de tirer. Tout est calme et serein, par la grâce de Dieu. Liberté ! Mais avec un moteur en rideau […]
Nous avons fait le bon choix. On y va, on largue les bombes. Objectif touché. Soudain, la radio-mitrailleur : « navigatrice ! Focke-Wulf ! » Nous sommes attaquées par deux chasseurs ennemis. Et nous sommes toujours seules ».
- Galina Pavlovna Brok
Galina Pavlovna Brok à Moscou le le 2 novembre 2019
Galina Pavlovna fait partie d’une catégorie de femmes bien particulière : les aviatrices ; le monde des Maryse Bastié, Hélène Boucher, Jacqueline Auriol ou Amelia Earhart ; avec cependant une nuance : Galina Pavlovna fait partie du cercle encore plus restreint des aviatrices militaires.
Octobre 1941. Moscou ploie sous la pluie et sous le poids d’une angoisse palpable : la dernière grande ligne de défense qui protégeait la capitale contre les divisions d’Hitler a volé en éclats. Les rumeurs déferlent parmi les Moscovites : « les Panzers peuvent faire leur apparition dans les avenues à tout moment ». Dans l’un des nombreux lycées de la ville, une classe de Terminale juge soudain que l’heure n’est plus aux études et que le temps est venu de se rendre concrètement utile. Toute la classe lance un appel unanime au comité de quartier de l’organisation des Komsomols - les Jeunesse communistes : « Nous voulons défendre Moscou ». Problème : aucun des élèves n’a dix-huit ans. Galina Pavlovna n’en a même pas seize…
Ce sont les forces aériennes qui vont trouver la solution : envoyer tout ce petit monde – du moins ceux qui seront sélectionnés, dans une école d’aviation, en l’occurrence celle du Drapeau rouge de Moscou. Galina fera partie des élus et y intègrera une formation de transmissions aériennes. Au vrai, elle ne pouvait mieux tomber car, entre-temps, un ordre du ministère de la Défense est tombé : l’ordre numéro 0099 portant création de trois groupes d’aviation militaire féminin. Par quel miracle ?
Derrière cette innovation unique au monde se tient une dynamique jeune femme de vingt-neuf ans, déjà célèbre, nommée Marina Raskova. Diplômée navigatrice puis pilote à l’âge de vingt-deux ans, elle accumule avec acharnement les records du monde aéronautiques, ce qui lui a d’ailleurs valu quelques déconvenues : alors qu’elle participait en tant que navigatrice à un raid de plus de six mille kilomètres sans escale destiné à battre un record de distance féminin, son avion s’est trouvé contraint à un atterrissage forcé. Sur ordre de sa pilote, et armée en tout et pour tout de deux barres de chocolat, elle a sauté en parachute avant de survivre, dix jours durant, seule au cœur des infinies étendues sibériennes, puis d’être par chance retrouvée vivante. L’affaire, après avoir résonné dans les médias, lui a valu rien moins que le titre de Héros de l’Union soviétique, la plus haute distinction d’URSS, et pas seulement : la porte du bureau de Staline en personne lui est ouverte. C’est de là que vient l’ordre n° 0099 du 8 octobre 1941.
1942. Le général Guéorgui Joukov a peut-être sauvé Moscou (voir carte), mais la guerre fait toujours rage, et pour longtemps encore. Alors que Galina Pavlovna entre à l’école du Drapeau rouge de Moscou – entre-temps déménagée neuf cents kilomètres au sud-est - les trois groupes d’aviation militaire féminins prennent forme, en particulier celui qui marquera toute l’existence de Galina : le 587e régiment de bombardement (un régiment aérien soviétique est l’équivalent d’un groupe dans la terminologie de l’Armée de l’Air française). Le 25 novembre 1942, au moment même où une bataille sauvage fait rage dans un rayon de cent cinquante kilomètres autour de Stalingrad, les jeunes filles du 587e B.A.P. (bombardirovotchniy aviatsionniy polk) au complet, commandées par Marina Raskova herself, s’apprêtent à décoller de leur terrain enneigé pour se jeter dans la tourmente. La véritable bagarre commence le 28 décembre et, une semaine plus tard, les « raskoviennes » sont déjà endeuillées par la disparition de leur commandant, qui a trouvé la mort dans le crash de son bombardier par une météo bouchée.
Marina Raskova, tuée dans le crash de son bombardier le 4 janvier 1943
En ce même mois de janvier 1943, la candidate « raskovienne » Galina Pavlovna, de son côté, franchit un nouveau cap, celui de la sélection qui enverra les meilleures de sa promotion compléter leur formation dans un régiment de bombardiers, à six cents kilomètres à l’est de Moscou. Là, pour la première fois de sa vie, elle prend place à bord un bombardier ; d’abord dans des antiques Tupolev TB-3 conçus en 1930 et qui, en ces temps de progrès technologique vertigineux, font déjà figure de fossiles ; puis sur des Tupolev SB-2, déjà plus modernes et auréolés de leur gloire acquise dans les cieux espagnols face aux pilotes fascistes, mais les SB-2, eux aussi, sont déjà en tain de prendre leur retraite ; enfin, enfin… sur bombardiers bimoteurs Petliakov Pe-2, l’un des tout meilleurs modèles au monde dans la catégorie [100], l’avion dont Galina tombera amoureuse.
Le bombardier léger bimoteur Pe-2, la grande réussite du concepteur aéronatique Vladimir Petlyakov. Surnommé affectueusement du diminutif de « Piéchka » par ses équipages, un mot qui signifie aussi « pion » (dans le sens du pion du jeu d’échecs) en russe. Si le Pe-2 souffre des défauts relevés par Galina, comme son blindage insuffisant et son angle mort dans la zone frontale du système défensif, le « Piéchka » a par contre pour avantages sa vitesse et sa maniabilité particulièrement élevées pour un bombardier, sa charge offensive - une tonne de bombes - très élevée pour un bombardier léger, et sa capacité à bombarder indifféremment en vol horizontal ou en piqué, qui lui confère une très grande précision. Cette dernière qualité, couplée à sa capacité d’emport, fait du « Piéchka » un avion destructeur. Enfin, la solidité de son train d’atterrissage est légendaire, ce qui permet d’envisager les retours de mission les plus acrobatiques avec une sérénité relative. Le Pe-2 emporte trois membres d’équipage : le pilote et commandant de bord dans l’avant du cockpit ; le bombardier-navigateur-mitrailleur à l’arrière du cockpit ; et le radio-mitrailleur dans le fuselage arrière.
Tandis que Galina Pavlovna découvre l’univers des bombardiers, les « raskoviennes » opérationnelles sont en train d’entrer dans la légende ; en particulier les aviatrices du très original 588e régiment de bombardement de nuit engagé sur le front de Stalingrad et équipé… d’avions d’entraînement, d’épandage agricole et de liaison Polikarpov Po-2 conçus en 1928. Equipés de bombes légères, les pilotes mènent des raids nocturnes de harcèlement derrière les lignes ennemies. Leur tactique : s’approcher des forces allemandes sous la couverture de l’obscurité - ou, mieux, des nuages - puis couper le moteur ; puis planer en silence dans l’air glacial jusqu’à la verticale de l’ennemi, larguer les bombes et faire demi-tour. Au moment où les Allemands perçoivent le chuintement des avions en train de planer, ils ont déjà perdu un temps précieux pour ouvrir le feu sur les intruses.
Le fait que les pilotes soient des femmes ne tarde pas à parvenir jusqu’aux oreilles des Allemands. Cette découverte, associé à ce chuintement caractéristique qui évoque des sorcières nocturnes chevauchant leurs balais magiques, vaut aux équipages des Po-2 , de la part de Allemands, le surnom de « sorcières de la nuit », bientôt repris par les Soviétiques de l’autre côté des lignes. Outre les dégâts qu’elles provoquent – certes relatifs en comparaison de ceux que provoquent les « vrais » bombardiers et avions d’assaut, mais néanmoins palpables, elles infligent à l’ennemi une tension psychologique qui l’excède et l’affaiblit. Volant même par mauvais temps, les « Sorcières de la nuit » accumulent les missions à très haut risque à bord d’avions lents et vulnérables. Quelques semaines après la capitulation de la 6e armée allemande dans Stalingrad, cet acharnement vaut au 588e NBAP l’honneur d’être rebaptisé 46e régiment de bombardement de nuit de la Garde.
Un équipage de « Sorcières de la Nuit », Roufina Gacheva et Natalia Mekline.
Mais la plus célèbre de toutes les « Raskoviennes » est bien la pilote de chasse moscovite Lidia Litviak, surnommée « Lilia » (« lys » en russe) pour son penchant à cultiver sa féminité même au beau milieu de la neige et de la boue des terrains d’aviation du front. Originairement membre du 587e régiment de chasse féminin, elle a « déménagé » au 437e régiment masculin et a déjà envoyé au tapis trois avions de la Luftwaffe au-dessus de Stalingrad.
Lidia « Lilia » Vladimirovna Litviak. Elle sera abattue en combat aérien et portée disparue au cours des affrontements aériens qui précéderont l’opération DONBASS [200]. A sa disparition, « Lilia », soixante-six missions de guerre (et non seize comme l’indique Galina Pavlovna, apparemment par lapsus), était devenue un as titulaire de treize victoires homologuées en combat aérien sans compter les victoires en collaboration. L’emplacement de son inhumation improvisée ne sera découvert qu’en 1969 (droits : Olga Chirina)
Pour les forces aériennes soviétiques, Stalingrad a été le début de la résurrection. Presque balayées du ciel par la Luftwaffe au cours du premier acte de la grande campagne d’Hitler de 1942, les VVS (Voïenno-Vozdouchniyé Sily, « forces aériennes ») ont, au cours de l’hiver, introduit de nouvelles tactiques de combat qui ont été validées par l’épreuve de la guerre, avec des résultats cependant relativisés par les effectifs encore insuffisants. A l’arrivée du printemps, alors que le silence retombe de Stalingrad à l’Ukraine orientale, les combats se déplacent vers la grande tête de pont allemande du Kouban, dans cette luxuriante région agricole qui borde la rive orientale de la mer Noire. Les VVS y montent progressivement en puissance face à une Luftwaffe qui panse encore ses blessures après l’addition salée de Stalingrad. Au cours de ces batailles, le 2 juin 1943, neuf « Piéchkas » du 587e BAP – entre-temps baptisé du nom de feu Marina Raskova – et leurs équipages féminins, sous les ordres du nouveau commandant du groupe, se retrouvent seuls dans le ciel après avoir été égarés par leur escorte de chasse. Les désormais vulnérables « Raskoviennes » sont alors attaquées par une meute de huit chasseurs allemands mais elles parviennent à maintenir une formation très serrée qui leur permet d’opposer un système défensif suffisamment dense. Dans l’affrontement qui s’ensuit, elles revendiquent quatre chasseurs allemands et rentrent sans aucune perte. En septembre 1943, leur régiment est à son tour promu au rang de régiment de la Garde pour devenir le 125e GvBAP (régiment de bombardement de la Garde).
Avril 1944. Galina Pavlovna arrive enfin au terme de sa dernière année de formation - au cours de laquelle elle a fait la connaissance de son futur mari, pilote instructeur émérite – et, enfin, elle est affectée dans une unité, évidemment toute trouvée : le 125e GvBAP Marina Rasvoka. A ce moment-là, la Stavka est en train de réfléchir aux préparatifs d’un ensemble d’opérations militaires d’une envergure encore jamais vue dans l’histoire.
A suivre…
Pierre Bacara
[100] A telle enseigne que lorsqu’à l’automne 1941, la Royal Air Force britannique a envoyé en Russie l’un de ses groupes de chasse pour assurer la défense aérienne de Mourmansk, le grand port arctique de la mer de Barents pressenti pour accueillir les futurs convois navals du Lend-Lease, les pilotes de chasse britanniques ont découvert avec stupéfaction que les bombardiers Pe-2 qu’il devaient escorter au-dessus de la mer étaient plus rapides que leurs chasseurs Hurricane !
[200] Deuxième du nom, la première opération soviétique à porter ce nom s’étant déroulée dans la même région - le bassin du fleuve Donetz - du 29 janvier au 18 février 1943, à cette différence près que la première est également connue sous le nom d’opération VOROCHILOVGRAD.