L’opératique,
la trouvaille du siècle

Tempête à Washington

Dans les années 1930, des bruits étouffés finissent par parvenir aux oreilles des plus hautes sphères décisionnelles des Etats-Unis, et tout particulièrement à celles de l’état-major de l’U.S. Army : les Soviétiques seraient en train de mener des recherches théoriques à un niveau d’abstraction encore jamais atteint dans la sphère de la stratégie et de la tactique. Ils auraient inventé un concept révolutionnaire qu’ils auraient baptisé « art opératif » (operativnoïé isskoustva, en anglais operational art). Il s’agirait, dit-on, d’introduire un niveau d’abstraction intermédiaire entre les deux niveaux classiques que constituent la tactique et la stratégie. La belle affaire. A Washington, le dossier Operational Art est expédié dans un haussement d’épaules : l’ « art opératif »  n’est rien de plus qu’un « artifice intellectuel pédant introduit entre tactique et stratégie, et dépourvu d’intérêt voire de contenu ».

Or, un demi-siècle plus tard, en août 1982, un coup de tonnerre éclate dans la pensée stratégique et tactique américaine : le concept de « niveau opératif » (operational level) fait une apparition fracassante dans la doctrine stratégique et tactique des Etats-Unis d’Amérique. Il est même introduit noir sur blanc dans ses textes canoniques, nommément le Field Manual FM 100-5, le manuel de campagne de référence de l’U.S. Army régulièrement mis à jour depuis 1939. C’est qu’entre-temps, après la défaite stratégique américaine au Vietnam ont éclos six longues années de joutes théoriques à fleurets mouchetés, dominées par le général Donn Albert Starry, vétéran du Vietnam, et que le professeur Milan Vego du Naval War College de l’U.S. Navy décrira comme « le débat professionnel le plus prolongé et le plus créatif de l’histoire de la pensée militaire américaine ».

La parution de l’édition 1982 du manuel américain provoque une vague de stupeur au sein des forces états-uniennes et même une levée de bouclier dans les armées des pays de l’OTAN, alliées aux forces états-uniennes : « illisible ». Mais « les chiens aboient et la caravane passe », dit le dicton, et quatre ans plus tard, l’édition 1986 de la « Bible » FM 100-5 enfonce le clou, introduisant cette fois nommément le concept d’art opératif tel que défini en Union soviétique en 1927. Milan Vego écrira encore : « Ces manuels ont constitué une révolution qui a bouleversé la perception de l’art de la guerre de l’U.S. Army ». Plus de trente années plus tard, en 2018, alors que ce qu’on appelle désormais en français l’opératique a été adoptée à leur tour par les armées allemande, française ou canadienne, le lieutenant-colonel Wilson C. Blythe, doctorant en histoire à l’université du Texas, pourra écrire : « Il y a fort à parier que les théoriciens militaires soviétiques de l’entre-deux guerres qui ont joué un rôle-clé dans cette révolution de la pensée militaire, les généraux Alexandre Sviétchine et Guéorgui Isserson, et le Maréchal Mikhaïl Toukhatchevski, seraient aujourd’hui suffisamment épatés et même flattés pour absoudre l’immixtion persévérante de forces telles que l’US Army dans leur copyright ».

 Mais au fait, qui diable sont donc ces Sviétchine et autres Toukhatchevski ? Et pourquoi cette affaire d’opératique tient-elle en haleine les penseurs stratégiques depuis maintenant un siècle ? Et, au fond : « opératique » : qu’est-ce que ça signifie ? Ce qui mène à la question préalable : tactique, stratégie… Y aurait-il donc une différence ?

 

 

Le général Donn Albert Starry, décédé le 26 août 2011 à l’âge de quatre-vingt-six ans, est l’homme qui a converti à l’opératique les forces états-uniennes. Au soir de sa vie, ce vétéran de la guerre du Vietnam, où il a été blessé au combat, accueille la presse au cœur de sa bibliothèque de six mille livres. Décrit par son épouse comme dévorant des ouvrages « d’histoire militaire américaine, britannique, israélienne, russe, grecque et romaine », il conclut : « Tant que l’on n’a pas étudié le passé, il est impossible d’appréhender le présent ».

A suivre…

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[Témoignages] 

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Sources :

BIHAN, Benoist : Alexandre Svietchine, le Clausewitz du XXe siècle, Guerres & Histoire août-septembre 2013

BIHAN, Benoist : De la grande stratégie à la tactique : l’articulation des niveaux de l’art de la guerre, La plume et le Sabre, 2009

BLYTHE, Wilson C. : A History of Operational Art, Military Review, novembre-décembre 2018

Collectif : dossier Operational Art, Military Review, The Professional Journal of the United States Army, janvier-février 1997

CONTE, Carlo, THOMAS, Baptiste et WATRIN, Quentin : L’art opératif soviétique et ses enseignements dans les opérations contemporaines, Cahiers de la pensée mili-Terre, Histoire & stratégie, 2020

KRAUSE Michael D., PHILLIPS, R. Cody : Historical Perspectives of the Operational Art, Center of Military History, U.S. Army, Washington D.C., 2007

GLANTZ, David M., HOUSE, Jonathan : When Titans Clashed, How the Red Army Stopped Hitler, University Press of Kansas, USA, 1995

LOPEZ, Jean, et OTKHMEZURI, Lasha : Joukov, l’homme qui a vaincu Hitler, Perrin, 2013

LOPEZ, Jean : Opération Bagration, la revanche de Staline, Economica, 2014

NAVEH, Shimon : In Pursuit of Military Excellence : The Evolution of Operational Theory, Frank Cass, Londres, New York, 1997

PIATT, Walter E. : What is Operational Art ?, School of Advanced Military Studies, United States Army Command and General Staff College, Fort Leavenworth, USA, 1999

PONTIC, Nicolas : L’armée rouge et la Grande Guerre patriotique, 2e Guerre mondiale, été 2008

SAPIR, Jacques : La Mandchourie oubliée, grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique, éditions du Rocher, Monaco, 1996.

SVIETCHINE, Alexandre : Стратегия (« Stratégie »), Voïenniy Viéstnik, Moscou, 1927

VEGO, Milan N. : Operational Warfare : Theory and Practice, Naval War College Press, Newport, 2007