Projet Rayak,
Les batailles du Normandie-Niémen
Première partie
Samedi 28 novembre 1942 :
jour Un sur la terre de Tolstoï
« En voyant pour la première fois la fameuse étoile rouge à cinq branches peinte sur les ailes et le fuselage des trois Li-2, je réalise pour de bon que notre prochaine étape sera la Russie. La vraie, celle où des millions d’hommes, de femmes et d’enfants luttent depuis plus d’un an d’un même élan pour chasser l’envahisseur allemand ».
- Roland de la Poype, L’épopée du Normandie-Niémen, 2007
« Comme mes camarades, je suis sûr d’une chose : on ne pourra jamais nous reprocher d’avoir volé au secours de la victoire. […] Rommel est aux portes de l’Egypte, les Allemands sont sur la Volga, la guerre fait rage dans le Pacifique, la zone libre n’est plus qu’un souvenir, et près d’une centaine de bâtiments de la Royale gisent au fond de la rade de Toulon ».
- Roland de la Poype, L’épopée du Normandie-Niémen, 2007
« Les Russes, au moins, ils ne se sabordent pas ! Ils se battent avec tout ce qu’ils ont. Avec leur cœur, avec leur âme, avec leurs chameaux et leurs Cosaques, mais aussi avec leurs chars et leurs avions ! »
- Albert Littolff, cité par Yves Courrière dans Normandie-Niémen, un temps pour la guerre, 1979
« La guerre en Russie sera une guerre d’extermination »
- Adolf Hitler devant cent généraux de la Wehrmacht, 30 mars 1941
Un chasseur Yak-3 du Normandie-Niémen
Normandie-Niémen, les Français de l’œil du cyclone
Elbing, Prusse-Occidentale, 11 juin 1945.
C’est sous un ciel estival riant que la grasse verdure du terrain d’aviation est soudain couchée par le vent que soufflent les hélices entraînées par les trente-neuf moteurs de mille six cents chevaux des chasseurs Yak-3 du régiment Normandie-Niémen.
La veille, le groupe de chasse français de l’Armée rouge a reçu son ordre de départ définitif pour la France. Pour cette occasion, Staline en personne – fait unique dans l’histoire de l’aviation militaire – a offert personnellement son avion à chaque pilote. [1] .
Si le terrain d’Elbing est entouré de soldats des forces aériennes soviétiques, la silhouette massive d’un seul d’entre eux se dresse en son centre, silencieuse. Bâti comme un taureau, aussi large que grand, le général de brigade Guéorgui Néfiodovitch Zakharov a les yeux posés sur les trente-neuf avions de chasse qui s’apprêtent à décoller deux à deux. Quatre années de guerre ont enterré dix millions de ses camarades de front qui n’ont pas eu la chance de connaître le jour de la chute du Reich. Au milieu des survivants, Guéorgui Zakharov, trente-sept ans, fait figure de revenant. Vétéran de la guerre d’Espagne où, déjà, il avait côtoyé des pilotes français de l’aviation républicaine espagnole ; vétéran, aussi, de la guerre contre les Japonais en Chine, il a connu toute la Grande Guerre patriotique de son premier jusqu’à son dernier jour. Depuis le printemps 1943, il commande la 303e division aérienne de chasse de l’Armée rouge, l’escadre aux chasseurs zébrés d’un éclair blanc. La division embrasse quatre régiments de chasse, et le Normandie-Niémen est l’un de ceux-là.
Deux longues années plus tôt, dans la boue et la neige fondue d’un terrain du front en plein dégel printanier, à plus de mille kilomètres à l’est d’Elbing, c’est déjà le général Zakharov qui avait accueilli, au sein de la 303e division, l’unité française qui venait d’y être transférée quelques jours seulement après son entrée dans la monstrueuse arène du front russe. Le Normandie n’était alors encore qu’une escadrille qui compensait ses maigres effectifs de onze pilotes par leur expérience : tous ses premiers volontaires étaient des pilotes expérimentés, voire des as chevronnés ; mais trois d’entre eux avaient déjà été tués en combat aérien depuis leur arrivée [2]. Les nouveaux venus dans la 303e division avaient tout de suite été marqués par l’image de cette montagne d’énergie au regard dur comme l’acier, n’ayant peur ni des pilotes d’Hitler ni de la vodka. Le géant à l’épais manteau de cuir et au pistolet Mauser, trophée remporté aux dépens du premier pilote allemand qu’il avait envoyé au tapis en Espagne, allait les mener à la dure, sans la moindre complaisance, partageant avec eux le stress des batailles, les deuils mais aussi les célébrations des succès et des victoires. Les Français avaient mis peu de temps à adopter cette figure quasi paternelle.
Ce 11 juin 1945, toujours seul au milieu du terrain et du fracas des moteurs, le colosse silencieux qui, pour l’occasion, a revêtu toutes ses décorations, regarde les trente-neuf avions de chasse prendre leur élan par paires puis s’élancer dans le ciel bleu de l’été naissant. Bientôt, il ne reste plus qu’un seul des chasseurs à n’avoir pas encore décollé. Il est piloté par son ami Pierre Pouyade, le plus célèbre des trois commandants historiques du Normandie-Niémen. Le pilote français lui fait un grand signe, met les gaz puis arrache son avion du sol. Longtemps encore après que le silence ensoleillé ait repris possession du terrain, le général Zakharov suit des yeux les trente-neuf petites étincelles de lumière qui s’éloignent progressivement vers l’Ouest avant de disparaître pour toujours. Puis, toujours sans un mot, il dirige ses pas lourds vers le poste de commandement du Normandie-Niémen, désormais orphelin de toute fonction. Après avoir pénétré dans sa pénombre, le colosse tire enfin un mouchoir de sa poche pour essuyer les larmes qui coulaient le long de ses joues.
Le général Guéorgui Zakharov.
Normandie-Niémen ! Un nom qui évoque le tonnerre assourdissant de cinquante avions de chasse démarrant au même moment ; qui évoque le claquement sonore et lugubre des mitrailleuses et des canons qui déchirent le ciel ; un nom qui sent le métal chaud, l’essence, la graisse, mais aussi le sang ; un nom qui porte, aussi, les rêves de libération et les espérances de garçons de vingt-cinq ans, rêves qui semblaient bien inaccessibles lorsque les premiers volontaires français libres firent le choix de partir rejoindre cette unité de chasse de l’Armée rouge pour poursuivre, sur un autre front, le combat contre le IIIe Reich que la plupart d’entre eux menaient déjà ; un nom qui figure au rang de ceux qui incarnent la France libre et son symbole, la croix de Lorraine, dont le drapeau flotte toujours, au début du XXIe siècle, dans les brumes de l’histoire de la France.
Quelques dizaines d’années après leur retour en France et leur survol triomphal des Champs-Elysées noirs de monde, dans cent communes de France, une rue porte, muette, le nom de Normandie-Niémen. Dans une demi-douzaine de villes, un lycée, une école l’arborent aussi. Tous les deux ans et demi en moyenne, un nouveau livre est édité à leur sujet ; une série en bande dessinée s’y est ajoutée. Trois films ont été réalisés, l’un d’eux attirant trois millions de Français dans les salles obscures. Au musée de l’air et de l’espace, un musée-mémorial leur est consacré.
L’entrée du mémorial Normandie-Niémen au musée de l’Air et de l’Espace du Bourget
L’une des couvertures de la série Les enragés du Normandie-Niémen, 2014
En Russie, en Biélorussie, en Ukraine, le souvenir des aviateurs français venus délibérément se joindre à la guerre contre l’envahisseur nazi est ineffaçable, et ce sont plus de cent cinquante lycées et écoles qui portent, là aussi, le nom de Normandie-Niémen, certains d’entre eux entretenant leur propre musée dédié à la mémoire de ses héros.
L’aura de légende qui émane du Normandie-Niémen baigne plusieurs rivages à la fois. Dire qu’il figure au panthéon des mythes de l’aviation aux côtés des Tigres volants [3] ou du Cirque volant du Baron rouge [4] est un euphémisme. Dans une autre mythologie, celle de la France libre, la légende du Normandie-Niémen se mêle à celle des combattants de Bir Hakeim ou de la 2e D.B. du général Leclerc libérant Paris à l’été 1944. Dans celle de la Seconde Guerre mondiale, elle rejoint les « so few » de Churchill, les pilotes de chasse de la Royal Air Force de la bataille d’Angleterre [5] ; enfin, dans la farouche saga du XXe siècle, son souffle se mêle à celui des volontaires des Brigades internationales de la guerre d’Espagne.
Toutefois, au sein de cette grande galerie de légendes bigarrées, tannées par la poussière et la sueur des batailles, deux traits spécifiques distinguent les volontaires du Normandie-Niémen.
Pour commencer, à la différence des aviateurs de Claire Lee Chennault ou de Manfred von Richthofen sus évoqués, ils furent, dans leur propre pays, non pas des héros, mais des hors-la-loi. Le 27 juillet 1940, le Maréchal Philippe Pétain, chef de l’Etat français, étend à « tout Français qui, sans l’autorisation du Gouvernement français, prend ou conserve du service dans une armée étrangère » la peine de dix à vingt ans de réclusion criminelle prévue par la section du code pénal traitant des atteintes à la Défense Nationale. Le IIIe Reich prendra lui aussi ombrage de la présence au front de ces « francs-tireurs », et il leur niera leur qualité de combattants : le 26 mai 1943, le haut commandement de la Wehrmacht ordonnera que tout pilote français de l’Armée rouge capturé soit transféré, non vers un camp de prisonniers de la Luftwaffe, mais aux autorités de l’Etat français elles-mêmes. Au front, les soldats d’Hitler appliqueront cet ordre d’une manière expéditive : Raymond Derville, abattu en combat aérien, sera - vraisemblablement - exécuté après sa capture ; Roger Pinon, de même abattu mais réussissant un atterrissage forcé, sera tué au sol d’une balle dans la nuque, dans son cockpit, par un sous-officier allemand. L’ordre de la Wehrmacht ajoute que quiconque aura prêté main-forte à un pilote du Normandie-Niémen pour s’évader du territoire français sera frappé de « mesures sévères ». Ces mesures seront, elle aussi, appliquées. Le corps d’Yves Bizien, dit "La bise", porté disparu après un combat aérien au-dessus des lignes ennemies, sera identifié. Cinq mois plus tard, à deux mille kilomètres du lieu de sa mort, à Dieppe, la mère, le père, les deux frères du pilote seront arrêtés par la police allemande. Madame Bizien sera déportée à Ravensbrück. Elle y mourra. Le père d’Yves Bizien et l’un de ses deux frères arrêtés mourront à Buchenwald ; son autre frère sera encore en vie à la libération du camp [6].
Il est un autre trait qui marque le Normandie-Niémen : tous ses volontaires acceptèrent d’aller se battre sur le plus sanglant des fronts qui embrasèrent la Seconde Guerre mondiale. D’un bout à l’autre de la Terre et sur tous les océans, le tonnerre des armes a retenti depuis les côtes de Madagascar jusqu’à celles de la Louisiane ; des cieux du Sahara à ceux de l’océan Arctique ; des campagnes françaises aux îles du Pacifique en passant par l’empire du Milieu. Or, dans ces tempêtes aériennes, terrestres, maritimes et même sous-marines, le théâtre d’opérations le plus démesuré par ses proportions, par le nombre de ses combattants, par sa débauche d’armement et par les hécatombes qui s’y déroulèrent, est celui qui, quatre années durant, a opposé l’Armée rouge aux armées d’Hitler. De tous les fronts terrestres de la Seconde Guerre mondiale, celui que la Wehrmacht a appelé l’Ostfront et que les Soviétiques ont baptisé la « Grande Guerre patriotique » a été celui dont les conséquences ont été les plus lourdes puisqu’à lui seul, il a infligé à la plus grande puissance de l’Axe Berlin-Rome-Tokyo, l’Allemagne nazie, les trois quarts des pertes militaires qu’elle a subies ; il a repoussé la Wehrmacht de deux mille cinq cents kilomètres jusqu’aux portes de la chancellerie du Reich et provoqué le suicide d’Hitler, point final de la Seconde Guerre mondiale en Europe. C’est donc aux toutes premières loges de la mêlée que les « francs-tireurs » du Normandie-Niémen sont entrés dans l’Histoire.
Leur choix a eu un prix. Pour la moitié d’entre eux, ce prix a été celui de la vie. Sur les quatorze pionniers du Normandie-Niémen qui arrivèrent en Russie par un 28 novembre glacial, cinq seulement reverraient la France pour témoigner de leur marathon du ciel.
De la notoriété et du souffle épique du Normandie-Niémen pourrait émaner un sentiment trompeur : l’impression que tout a été écrit sur eux. Leurs exploits et leurs sacrifices ont été narrés sans fin, au point qu’il semble périlleux, voire même oiseux, d’y ajouter ne serait-ce qu’un point ou une virgule.
Et pourtant, au sein de cette saga, il reste un océan d’ombre, en particulier pour le public français. Les hommes du Normandie-Niémen étaient partis livrer bataille à Hitler sur le front le plus imposant de la Seconde Guerre mondiale ; mais qui, dans le public français, a la plus petite idée de ces batailles dans lesquelles ils ont triomphé, souffert, laissé leur vie ? Qui, en France, sait, par exemple, que l’une d’elles est la plus grande défaite militaire du Reich de toute la Seconde guerre mondiale ? Il est même possible que le public russe lui-même n’en ait pas toujours une idée nette.
Cette zone obscure du décor de la saga du Normandie-Niémen s’étire dans le temps et l’espace sur une dizaine d’offensives successives, dont la plus petite a mobilisé des effectifs équivalents à ceux du D-Day du 6 juin 1944. Depuis la canicule des forêts de Russie surchauffées par le soleil de juillet jusqu’aux sombres rivages prussiens de la mer Baltique battus par les glaces, ces offensives ont repoussé quatre armées d’Hitler de mille deux cents kilomètres. Or, c’est justement pour se jeter dans ces batailles que les hommes du Normandie-Niémen étaient venus, et elles sont la raison d’être même de cette unité très particulière - vestes bleues de l’armée de l’Air sur pantalons kaki bouffants soviétiques. Lever le rideau sur l’arène dans laquelle le Normandie-Niémen a sculpté sa légende est l’objet de la présente série de fiches thématiques, intitulée Les batailles du Normandie-Niémen. L’évocation de ces collisions aéroterrestres sera publiée en chapitres successifs.
Nous nous efforcerons de les replacer dans les contextes plus larges de la Grande Guerre patriotique et des théâtres euro-méditerranéens de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi dans ceux de la France libre - et de la France en général.
Nous vous en souhaitons bonne lecture.
Samedi 28 novembre 1942, jour Un sur la terre de Tolstoï
S’il est une pierre blanche dans l’épopée du Normandie-Niémen, c’est bien celle de son tout premier contact avec le sol russe, terre alors totalement inconnue pour l’écrasante majorité de ses volontaires. Pour venir y flirter avec la mort, une partie d’entre eux achève, ce samedi-là, un périple de dix-sept mille kilomètres au travers de trois continents [7].
En cette matinée du 28 novembre, le décor de leur arrivée est la base aérienne militaire soviétique de Bina, à quelques kilomètres à peine de Bakou, métropole pétrolière de près d’un million d’habitants, baignée par les flots de la mer Caspienne et capitale de la République soviétique d’Azerbaïdjan. Hitler en avait fait son plus grand objectif stratégique de toute l’année 1942, alors que les armées du Reich en étaient encore éloignées de mille deux cents kilomètres. L’Armée rouge est parvenue à les stopper à cinq cents kilomètres au nord-ouest de la ville, de l’autre côté des imposants monts Caucase.
28 novembre 1942, de la capitale du chah d’Iran aux confins des plaines d’Asie Centrale (carte provisoire).
Ce samedi matin-là vers neuf heures et demie, par une météo paisible, les roues de trois avions de transport bimoteurs Lissounov Li-2 frappés de l’étoile soviétique touchent l’une des pistes de la base aérienne. Ils viennent de franchir les quelque cinq cents kilomètres qui séparent Bina de Téhéran, capitale de l’Etat impérial d’Iran, occupé depuis plus d’un an par les forces britanniques, soviétiques et américaines [8], et par où les Alliés font transiter près de la moitié des matières premières et du matériel que leurs navires transportent vers l’Union soviétique depuis les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
L’avion de transport bimoteur Lissounov Li-2 [9]
Ces trois avions transportent en tout quarante-trois passagers qui, tous, présentent un point commun tout à fait singulier dans le paysage de l’Union soviétique en guerre contre Hitler depuis l’année précédente : ils sont français et, à l’exception de quelques-uns d’entre eux, ils découvrent l’URSS [10]. Pendant le vol depuis Téhéran, à travers les hublots, leur première vision de ce pays inconnu a été celle des immenses champs de pétrole de Bakou qui constellent le paysage jusqu’à l’horizon et qui, à eux seuls, produisent le dixième du pétrole de la planète.
Vodka
Les trois avions s’immobilisent sur le tarmac, leurs pilotes coupent les moteurs, les portes latérales s’ouvrent et les quarante-trois Français en émergent, dans l’air frais et très humide de l’hiver de bord de mer. Pour la quasi-totalité d’entre eux, leurs pieds foulent pour la première fois le sol soviétique. En cette fin novembre, les heures de jour sont comptées et les avions doivent refaire le plein de carburant pour la seconde étape de la journée, sans perdre de temps. Pendant ce temps, les nouveaux venus vont pouvoir s’abriter de l’air frisquet dans un bâtiment où ils vont être accueillis « à la russe » par un discours de bienvenue ponctué de petits verres de vodka ; pour les vingt officiers français – dix neuf pilotes dont quatorze de chasse et un officier mécanicien – et les vingt-quatre mécaniciens, l’heure de remonter dans les avions arrive vite et, pour la seconde fois de la journée, les trois bimoteurs de transport arrachent leurs roues du sol. La nouvelle destination est Astrakhan, la grande ville du delta de la Volga sur la Caspienne, à sept cents kilomètres au nord de Bakou. Sans le savoir, ces Français venus se joindre aux Soviétiques dans leur lutte titanesque contre les forces d’Hitler font route vers un hiver qui restera dans les annales - ironie de la météorologie - comme le plus froid du XXe siècle… en France et en Russie [11].
La météo se durcit ; au travers des hublots, les yeux des passagers voient progressivement le ciel s’emplir de brouillard jusqu’à effacer toute visibilité, puis s’épaissir de neige. Voilà les trois avions secoués par les trous d’air. Leurs pilotes descendent en altitude jusqu’à ce que leurs Li-2 émergent en dessous du plafond nuageux et y retrouvent la visibilité, ce qui mène les avions jusqu’à une très faible hauteur au-dessus de la mer grise. Enfin, en début d’après-midi, peu avant l’arrivée à Astrakhan, le ciel s’éclaircit, révélant le paysage de la côte de la Caspienne gelée. De fait, deux semaines plus tôt, les températures y sont descendues jusqu’à 14 degrés en-dessous de zéro, et même s’il a fait « meilleur » entre-temps, la couche de glace est toujours là. Voilà bientôt Astrakhan, deux cent mille habitants, et qui fut autrefois la capitale d’un khanat mongol – d’où son nom. Les pistes de son aéroport, aussi gelées que la mer, sont des patinoires battues par les mêmes vents violents, mais les pilotes soviétiques parviennent tout de même à y atterrir sans casse.
Astrakhan en hiver
Neige et chameaux
A l’aéroport d’Astrakhan, c’est dans un bâtiment cerné de neige que les Français sont gratifiés d’une nouvelle séance de « réchauffage », cette fois par des gobelets de thé fumants servis par des soldats soviétiques et enjoués coiffés d’épaisses chapkas. Mais trois heures de l’après-midi vont bientôt sonner et il faut déjà retourner aux avions pour la troisième et ultime étape de la journée : un vol de six cents kilomètres jusqu’à la petite ville d’Ouralsk - dont les traditions cosaques ont inspiré Tolstoï - en République soviétique du Kazakhstan [12]. Dans la lumière du jour qui commence déjà à s’estomper, les pas des aviateurs français reprennent lourdement le chemin des avions à travers la neige. Parmi eux, Joseph Risso, pilote de chasse marseillais de vingt-deux ans à la moustache de dandy et déjà vétéran de la Royal Air Force, s’exclame à brûle-pourpoint : « Eh, les gras, regardez ! Un chameau ! » [13]. Pour ses camarades qui, tous sans exception, ont connu l’Afrique du Nord ou le Moyen-Orient, l’idée d’un chameau sous la neige associée à l’accent marseillais provoque des quolibets immédiats ; et pourtant : à travers le demi-jour battu par le vent épaissi de neige, leurs yeux découvrent bel et bien, avançant lentement, comme au Sahara, la silhouette d’un chameau chargé de matériel ! Devant leur ébahissement, l’un des pilotes soviétiques leur explique, très sérieusement, qu’à Astrakhan, un grand nombre de véhicules motorisés a été réquisitionné pour être envoyé au front. Or, les armées d’Hitler se sont rapprochées au cours de l’été jusqu’au Don, jusqu’à la Volga et jusqu’au Caucase, mettant un coup d’arrêt au dense trafic fluvial sur la Volga à la hauteur de Stalingrad, et coupant le réseau ferré qui reliait le Caucase à l’intérieur de la Russie. Depuis, le ravitaillement des armées soviétiques qui se battent dans la région de Stalingrad et dans le Caucase n’est plus possible que par la route. Or, « trois chameaux remplacent un camion », ajoute le pilote russe ; et au Kazakhstan tout proche, des chameaux, il n’en manque pas... « Nous sommes bluffés par tant de débrouillardise et de détermination », écrira Roland de la Poype, vingt-deux ans, alors l’un des plus jeunes pilotes du Normandie [14]. Méditatifs, les Français rembarquent sous une ultime gifle de vent mordant. Il est aux environs de trois heures de l’après-midi.
La vision de Joseph Risso dans le paysage d’hiver enneigé : un chameau du Kazakhstan
Joseph Risso
L’un des ses camarade, le comte Roland de La Poype, vingt-deux ans [15]
« Vous avez vu comment ils pilotent ? »
La piste est toujours aussi glissante mais les pilotes des Li-2 parviennent tous à en redécoller ; « il en faudrait plus pour déstabiliser les pilotes soviétiques », commentera Roland de La Poype. La partie la plus ardue du voyage commence : celle qui doit emmener les Français jusqu’au Kazakhstan même, au nord de la mer Caspienne. La météo est cette fois aussi menaçante que la piste de décollage d’Astrakhan était dangereuse. Les pilotes des bimoteurs ont même prévu une destination de dégagement pour le cas où il s’avérerait impossible d’atteindre Ouralsk. Au bout de deux heures de vol, la nuit absorbe les silhouettes des trois avions déjà voilées par un brouillard épais ; les voilà bientôt malmenées par une violente tempête de neige qui frappe les hublots. Les pilotes, dont le calme « imperturbable » étonne leurs passagers, diminuent une fois encore l’altitude jusqu’à ce que le sol ne défile plus qu’à cinquante mètres au-dessous de leurs ailes, en pleine obscurité… Dans des conditions aussi périlleuses, chaque avion n’a plus d’autre choix que de poursuivre sa route indépendamment des deux autres : seuls deux d’entre eux parviennent à rallier Ouralsk, le troisième finit par se rabattre, effectivement, sur l’aéroport de dégagement de Gouriev [16], près de l’embouchure du fleuve Oural sur la mer Caspienne. Albert Littolff, doyen des quatorze pilotes français et le plus chevronné d’entre eux, jugera, admiratif : « Vous avez vu comment ils pilotent ? Par un temps où, chez nous, un appareil ne sortirait pas du hangar. Et ils nous ont menés jusqu’à bon port ».
Lampe à pétrole et assiettes de bois
Du Lissounov qui a atterri en pleine tempête sur la piste gelée de Gouriev sortent douze Français. Dans une obscurité glaciale, on les guide jusqu’à une isba « à moitié enfouie sous la neige ». Lorsque la porte s’en ouvre, elle dévoile un intérieur à peine éclairé par la douce et intime lumière d’une simple lampe à pétrole à la lueur de laquelle des soldats des VVS – les forces aériennes soviétiques - sont en train de dîner. L’isba est chauffée par un unique poêle à bois dont le crépitement se mêle au crachotement d’un récepteur radio qui diffuse les bulletins officiels. On invite les Français frigorifiés à prendre place autour d’une table où de jeunes femmes de l’Armée rouge leur servent un repas chaud dans de simples gamelles de bois : d’abord du borchtch puis des kotliéti [17]. Autour d’eux, les soldats ne peuvent s’empêcher de tourner des yeux interrogateurs vers ces Français surgis au fin fond de l’URSS et qui parlent une langue qu’ils ne comprennent pas.
La région de Gouriev en hiver
Une isba désolée couverte de neige, chauffée par un unique poêle à bois, éclairée par une unique lampe à pétrole ; un dîner servi dans des gamelles de bois, du thé versé dans des gobelets cabossés ; des chameaux qui remplacent les camions : les Français découvrent l’Union soviétique de ce deuxième hiver de guerre, une Union soviétique prise à la gorge et affamée en dépit de son immensité.
Déjà, à la fin du premier hiver, à l’issue de neuf mois de carnages herculéens, quatre millions de soldats de l’Armée rouge avaient été tués au combat, capturés ou portés disparus, et deux millions blessés. Dans le territoire alors conquis par le Reich – un espace alors vaste comme la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie réunis - et plus loin en arrière, dans son empire européen, un million de prisonniers de guerre soviétiques avaient trouvé la mort dans les camps de prisonniers de la Wehrmacht [18]. Dans les territoires soviétiques occupés par les forces allemandes et par l’administration nazie, un million de civils - hommes, femmes, enfants - étaient morts eux aussi. Cinq cent mille autres habitants, juifs, avaient tous été exécutés par balles ou brûlés vifs par les SS-Einsatzgruppen, la police et l’armée allemandes. A cette hécatombe sans équivalent dans l’Histoire, il fallait encore ajouter les sept cent mille habitants de Leningrad morts de faim dans la cité assiégée. Au total, au cours des deux cent quatre-vingts premiers jours de guerre, quelque trois millions d’habitants de l’URSS étaient morts - dix mille hommes, femmes et enfants par jour. L’Allemagne et ses alliés avaient fait basculer deux habitants du pays sur cinq sous le joug nazi. Les envahisseurs reconstituaient leurs forces largement entamées par le million de morts et de blessés que leur avait infligé l’Armée rouge, et il était évident qu’au second printemps, ils reviendraient à la charge. Comment faire face à cette nouvelle menace ? Le tiers de l’économie du pays était entre les mains d’Hitler : plus de la moitié de sa production d’acier ; la moitié de son électricité ; les deux tiers de sa production de céréales, les trois quarts de son aluminium.
Au cours de la nouvelle année 1942, les milliers d’usines déménagées et repliées vers l’arrière au moment du pharaonique déménagement industriel de 1941 – lui aussi unique dans l’histoire humaine - ont recommencé à produire, voire à dépasser leur production antérieure [19]. Des chars, des avions, des pièces d’artillerie neufs – et, surtout, modernes – sortent en nombre croissant, au prix des sacrifices inouïs de millions d’ouvriers et d’ouvrières – adultes, adolescents, enfants même - qui peinent jusqu’à la limite de leurs forces. A cet espoir est venu s’additionner la montée en puissance des livraisons anglo-saxonnes du Lend Lease, démarrées dès l’année précédente [20]. En ce deuxième hiver de guerre, après la deuxième année d’offensive de l’Axe [mettre un lien vers le bon §], c’est cette fois la moitié de l’Union soviétique européenne qui, au total, a basculé de l’autre côté des barbelés, des fossés antichars et des champs de mines de la ligne de front ; c’est-à-dire la moitié de la partie du pays qui concentre l’écrasante majorité de la population et de l’économie. Sur les 87 millions d’actif que comptait le pays avant BARBAROSSA, l’empire du Reich en a englouti 32 millions, n’en laissant plus que 55 de l’autre côté du front ; une chute de plus du tiers. Les prodigieuses « terres noires » de l’Ukraine, de la grande boucle du Don et du Kouban ont été intégralement avalées par l’envahisseur, et la production de céréales en a été divisée par trois [21]. La chute des régions de Dniepropetrovsk et du Donbass au complet, s’ajoutant au siège de Leningrad, a divisé par deux les productions de charbon et d’électricité, par plus de deux celle d’acier et par quatre celle d’aluminium [22].
L’industrie soviétique est affamée de matières premières et d’énergie. Certes, malgré les coups de hache qu’elle a reçus, elle a réussi l’exploit de parvenir à produire plus de canons, plus de chars, plus d’armes légères et un peu plus d’avions ; mais elle produit moins de munitions et, surtout, elle produit beaucoup moins de ce qui est indispensable pour acheminer cette production à bon port : quatre fois moins de camions, dix fois moins de rails de chemins de fer, cent fois moins de locomotives. Afin de tenter de faire face aux batailles meurtrières qui se succèdent et à celles qui s’annoncent, l’industrie de guerre, qui remonte en puissance, siphonne les réserves de main-d'oeuvre déjà amaigries d’un tiers, asséchant d’autant la main-d’œuvre qui produit les biens de consommation courante comme les vêtements : il n’y a plus rien [23]. Devant son assiette de bois, Roland de La Poype commente, songeur : « On ne pourra jamais nous reprocher d’avoir volé au secours de la victoire ».
Tout en avalant son dîner chaud dans la pénombre, il songe à cette première journée en URSS ; à l’étape d’ Astrakhan et à son « thé brûlant servi dans des gobelets cabossés par des soldats hilares et chaleureux, qui nous tapent sur l’épaule en nous disant « Frantsouzskiy, Frantsouzskiy » ; au repas qu’il est en train de terminer : « Elle nous aura bien réchauffé le cœur et l’âme, cette première assiette de borchtch, savourée dans la tiédeur d’une isba à cinq cents kilomètres de l’enfer de Stalingrad » ; et enfin : « A partager la même soupe dans les mêmes gamelles en bois que les soldats russes qui nous observent […] , nous ressentons pour la première fois la symbolique de notre mission. Nous ne sommes qu’une poignée, une goutte d’eau dans l’océan. Mais ce qui fait notre force, c’est l’idéal qui nous unit aux millions de combattants soviétiques ».
Le choc de Toulon
Tandis que les aviateurs Français savourent un dîner dont ils mesurent encore mal la rareté et la valeur mais dont ils les pressentent déjà, le fond sonore de la radio poursuit son imperturbable grésillement en langue russe. Michel Schick, russophone de naissance, tend l’oreille vers la radio qui crachote ; pas certain d’avoir bien entendu, il se lève de table, dirige ses pas vers deux soldats proches de la lampe à pétrole et qui sont en train de lire un bulletin d’information officiel imprimé. La dramatique nouvelle est confirmée : trente-six heures plus tôt, la moitié de la flotte de guerre de la France s’est sabordée dans sa grande base navale de Toulon. Elle a purement et simplement cessé d’exister. Michel Schick s’en retourne alors vers la tablée de ses camarades recrus de fatigue et leur annonce : « La flotte de Toulon s’est sabordée ».
Sur ces hommes venus croiser le fer avec l’ennemi qui est la cause de ce nouveau drame, rompus par une très longue journée de voyage, la nouvelle fait le double effet d’un choc électrique et d’un coup de massue. Douloureusement, amèrement, les esprits tentent de se figurer le paysage ravagé de kilomètres de quais toulonnais balafrés par cent épaves renversées, vomissant de ténébreuses montagnes d’épaisse fumée noire.
Parmi ces épaves figurent trois cuirassés, sept croiseurs, trente destroyers, soit quarante navires de guerre, dont plus de la moitié des navires qui faisaient la fierté de ce qui était, jusqu’à ce 27 novembre, la quatrième marine du monde après l’U.S. Navy, la Royal Navy et la marine impériale japonaise ; une marine telle que la France n’en avait plus vue depuis le temps de Napoléon III. En l’espace de trois heures, ces bâtiments se sont sabordés pour échapper à la capture par la Wehrmacht qui était en train de surgir dans Toulon après avoir envahi tout le reste de la zone libre deux semaines plus tôt, en conséquence de l’opération TORCH, le débarquement allié en Afrique du Nord française déclenché trois semaines auparavant.
L’arrière du croiseur léger de 9 000 tonnes La Marseillaise, chaviré et en flammes, le 27 novembre
Dans leur isba de Gouriev, les douze Français tanguent eux aussi, balançant entre deuil et révolte. Albert Littolff, grand Alsacien sec, pilote d’élite blanchi sous le harnois - dix avions de la Luftwaffe à son compteur depuis la campagne de France en 1940 - éclate de fureur : « Les Russes, au moins, ils ne se sabordent pas ! Ils se battent avec tout ce qu’ils ont. Avec leur cœur, avec leur âme, avec leurs chameaux et leurs Cosaques, mais aussi avec leurs chars et leurs avions ! C’est sûr qu’ils ne comptent pas sur la poignée que nous sommes pour faire pencher la balance en leur faveur, mais nous venons pour combattre à leur côté. C’est la seule chose qui compte. Ils le comprendront. Ils le comprennent déjà puisqu’ils nous acceptent comme des leurs, en partageant leurs rations. Si pauvres soient-elles ».
Albert Littolff alors qu’il était au groupe de chasse français libre Alsace en Libye [24]. A la création du groupe Normandie, l’as alsacien constituera avec Jean Tulasne, commandant du groupe dont il sera le second, le duo dirigeant de l’unité. Les deux hommes partagent un tempérament froid et intransigeant, Albert Litolff étant encore plus cassant que son supérieur. Agés respectivement de trente-et-un et trente ans, les deux officiers font figure de patriarches rabat-joie au milieu de leurs jeunes subordonnés, dont l’âge médian est de vingt-deux ans ; mais leur longue expérience et leurs talents de pilotes époustouflants forcent le respect de leurs cadets.
Malgré la douleur de la nouvelle, les yeux sont fatigués, les paupières piquent et il se fait bien tard pour ouvrir un débat – même sur un sujet d’une telle gravité. Pour les douze Français atterris à Gouriev, République soviétique du Kazakhstan, il est l’heure d’aller s’abîmer dans le sommeil de leur première nuit sur la terre russe. Au moment où leurs yeux se ferment, à plus de trois mille kilomètres de distance gisent les silhouettes fantomatiques de dizaines de mastodontes de métal renversés, défigurés par les incendies et les explosions, et dont une partie est toujours la proie des flammes dans le silence de cette nuit de l’hiver 1942.
Toulon : le suicide du 27 novembre
La tragédie de Toulon provoque l’effarement et la stupéfaction des pionniers du Normandie-Niémen. Pourtant, depuis deux semaines déjà, elle planait dans la brume automnale. La Wehrmacht et les forces italiennes encerclaient Toulon depuis l’opération ANTON (« Antoine »), l’invasion de la zone libre française déclenchée sur l’ordre d’Hitler en réaction au débarquement allié sur l’autre rive de la Méditerranée, l’opération TORCH (« torche »), survenu quarante-huit heures plus tôt. En vingt-quatre heures, les 11 et 12 novembre, les divisions de l’Axe avaient envahi toute la zone libre française puis, parvenues à l’orée même du grand port méditerranéen, elles avaient donné un coup de frein brutal.
Quatorze jours plus tard, dans la nuit du jeudi 26 au vendredi 27, les panzers ont rallumé leurs moteurs pour s’approcher de la ville encore endormie puis s’y glisser jusqu’à la rade. A huit heures et demie du matin, la flotte de Toulon, naguère convoitée par l’U.S. Navy et, dit-on, par la Kriegsmarine elle-même, n’était plus. Cent bâtiments de guerre gisent désormais le long des quais. Parmi eux, l’intégralité des plus de cinquante bâtiments de surface qu’abritait la rade, et douze sous-marins sur seize [25]. Aux rang des épaves figurent celles des deux cuirassés Strasbourg et Dunkerque de 31 000 tonnes, du cuirassé Provence de 23 000 tonnes, du cuirassé Condorcet de 18 000 tonnes et de sept croiseurs de 7 000 à 14 000 tonnes ; soit trois cuirassés dont deux modernes, sept croiseurs tous modernes, auxquels il faut ajouter trente-et-un destroyers de 700 à 2 500 tonnes, modernes eux aussi. Cet ensemble constituait une flotte de guerre de conception récente forte de quarante bâtiments, une flotte avec laquelle il fallait compter.
La nouvelle, affligeante pour les Français, sera à l’inverse accueillie par les Alliés anglo-saxons avec un immense soupir de soulagement. En effet, en ce début d’hiver 1942, si l’on fait abstraction du front de Russie sur lequel les médias du monde entier ont les yeux rivés, le cauchemar numéro un de Londres et de Washington est l’océan Atlantique. C’est au travers de cette artère vitale que sont acheminées les matières premières des deux Amériques et les forces et équipements militaires états-uniens à destination du Royaume-Uni, de la Méditerranée et de l’Union soviétique. Non seulement elle est d’une importance cardinale pour l’Armée rouge - le plus puissant adversaire de la Wehrmacht - mais elle conditionne toute opération alliée sur le théâtre euro-méditerranéen. La survie de cette artère est donc d’une importance stratégique. Or, les redoutables sous-marins de la Kriegsmarine, désormais équipés d’une nouvelle génération de matériels embarqués de guerre électronique et de cryptage, écument depuis des mois l’Atlantique jusqu’aux côtes du Canada, du Mexique, du Brésil et de la Louisiane, et ils y prélèvent un sanglant tribut dans les rangs des précieux convois maritimes alliés [26]. Si, en prime, Hitler avait pu mettre la main sur la puissante flotte de surface de Toulon, et s’il avait pu la faire entrer en service, alors l’océan Atlantique aurait pu devenir le théâtre d’un retour en force de la marine de surface du Reich, que la Royal Navy était parvenue à faire reculer en 1941 à la force du poignet. Vu de Washington et de Londres, la soudaine disparition de la flotte de Toulon signifie, encore plus qu’un important manque à gagner numérique, la fin d’une menace contre la route atlantique. Les médias anglo-saxons - mais aussi soviétiques – retournent donc le revers politique français que consitue le sabordage pour le métamorphoser en un noble et sublime sacrifice militaire. Dans l’extravagante narrative héroïque qui en résulte, le New York Times remporte la palme en s’enflammant : « Le souvenir de la journée vivra pendant mille ans ».
Vue du cuirassé Strasbourg, navire-amiral de la flotte de haute mer de Toulon, en image de synthèse. Ce bâtiment et son sister ship, le Dunkerque, sont les emblèmes de la Force de Haute Mer : 214 mètres de longueur, 31 000 tonnes à pleine charge, puissance maximale 130 000 chevaux, blindage maximale de la coque 28 centimètres, autonomie 14 000 kilomètres, vitesse maximale 31 nœuds (57 km/h), vingt-quatre pièces d’artillerie d’un calibre maximal de 330 mm et d’une portée maximale de 42 kilomètres. Le Strasbourg et le Dunkerque ont été conçus pour jouer dans la cour des géants de la Kriegsmarine comme le Bismarck et le Tirpitz, et de ceux de la Regia marina comme le Littorio ou le Vittorio Venetto.
Vu de la lorgnette des Français libres, ce que les Alliés présentent comme un sacrifice digne des Thermopyles se résume à une équation binaire : « combattre Hitler ou pas, là est la question ». Dans cette logique, la France libre vit la tragédie non seulement comme une blessure funeste – la Royale était la dernière grande force française restée debout après le désastre de 1940 – mais aussi comme une trahison : les marins ont commis le péché de choisir le suicide de leur flotte plutôt que l’affrontement avec l’ennemi, comme le résume amèrement Albert Littolff : « les Russes, au moins, ils ne se sabordent pas ».
En réalité, l’équation du sabordage du Toulon est tout sauf binaire, et les choix et les décisions des marins français sont loin d’en être la seule inconnue. Dans la mécanique des événements qui s’enchaînent entre la détonation de l’opération TORCH et les premières déflagrations du sabordage, aucun des nombreux acteurs et observateurs du drame, qu’il s’agisse des amiraux français, de Pierre Laval - chef du gouvernement de Vichy, d’Hitler, de Churchill ou de Roosevelt, n’a connaissance de la totalité des cartes du jeu orageux dans lequel se joue, dix-huit journées durant, la puissance navale de la France. Dès le déclenchement de l’opération ANTON en zone libre dans la foulée de TORCH en Afrique du Nord, Vichy, Berlin, Londres, Washington tournent simultanément leurs yeux vers la flotte de Toulon ; la sueur perle sur les fronts, les téléscripteurs crépitent et les rencontres très discrètes se succèdent jusqu’au dénouement du 27 qui se joue heure par heure, puis minute par minute.
Les cartes de ce jeu seront dévoilées dans une fiche thématique dédiée qui est en cours de rédaction. Qui sont exactement les acteurs du drame de Toulon ? Pourquoi les panzers coupent-ils leurs moteurs à quelques kilomètres de la ville le 12 novembre alors qu’ils ont avalé tout le reste de la zone libre en vingt-quatre heures? Dans Toulon, que se passe-t-il dans les esprits des amiraux français ? La flotte pouvait-elle appareiller pour additionner sa puissance à celles des Alliés débarqués en Afrique du Nord ? Quel jeu Hitler joue-t-il ?
Par-delà les multiples questions et réponses soulevées par la nouvelle qui atteint les premiers volontaires du Normandie à leur arrivée à Ouralsk et à Gouriev, il reste que le cœur de toute l’affaire réside essentiellement dans sa cause immédiate : l’opération TORCH.
Partie de billard africaine : Alger, Vichy, Londres, Washington, Berchtesgaden et l’opération TORCH
Voilà les GI’s !
La première nouvelle qui frappe les quatorze volontaires du Normandie lorsqu’ils ont touché le sol d’Ouralsk et de Gouriev est celle du sabordage de la flotte de Toulon. Toulon n’est pourtant que l’un des visages de ce qui, pour tous les Français – et aussi pour les Britanniques - est le grand événement de ce mois de novembre 1942 : l’opération TORCH, le débarquement allié en Afrique du Nord. Dans la grande arène du théâtre d’opérations euro-méditerranéen, TORCH détonne comme le coup de revolver qui marque l’apparition des forces terrestres des Etats-Unis d’Amérique [27]. Avec TORCH, ce théâtre, qui s’étendait déjà des steppes russes jusqu’au désert d’Egypte, s’étire désormais jusqu’à l’Afrique du Nord. Pour les Français, l’événement résonne comme un lointain écho aux paroles prononcées par le général de Gaulle à la BBC au temps de la défaite alliée en France de juin 1940 : « Cette guerre n'est pas limitée au territoire de notre malheureux pays. Cette guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale », paroles auxquelles il ajoutait quelques jours après : « […] La Russie entrera en guerre avant l’Amérique, mais […] elles y entreront l’une et l’autre ».
Certes, à l’échelle sans équivalent des opérations terrestres de la Seconde Guerre mondiale, TORCH reste une opération d’envergure finalement assez modeste : cent mille hommes, huit divisions. En comparaison, au même moment, sur le front égyptien, les unités britanniques, australiennes, indiennes, néo-zélandaises, sud-africaines, françaises et grecques en totalisent le double, réparti en onze divisions qui font face à quatre corps d’armées de l’Axe. Le contraste avec le front de Russie est encore plus saisissant : parmi les trois opérations lancées par l’Armée rouge en ce même mois de novembre, la seule opération URANUS (onze jours après TORCH), déclenchée par trois des quatorze groupes d’armées soviétiques, lance un million d’hommes contre douze corps d’armées de l’Axe.
Le « enfin ! » du Kremlin
Au Kremlin, Staline attend toujours des Alliés l’ouverture du second front qu’il s’époumonne à réclamer depuis le mois de mai. A ses yeux, TORCH n’est qu’un lot de consolation, mais il préfère y voir une porte ouverte qu’une porte fermée et, dans l’immédiat, peu importe le gabarit de l’opération TORCH : quel que soit son poids, celui-ci va mécaniquement peser dans la balance newtonienne des équilibres stratégiques euro-méditerranéens. Quelques jours après les débarquements au Maroc et en Algérie, le petit père des peuples salue l’opération devant Associated Press : TORCH est « un événement exceptionnel, d’une importance majeure, et qui est la preuve de la puissance croissante des forces armées des Alliés […] ». Replaçant l’opération dans le contexte plus large de l’ensemble du théâtre d’Afrique du Nord, il surenchérit : « La campagne d’Afrique donne tort […] aux sceptiques qui croyaient les dirigeants anglo-saxons incapables d’entreprendre une campagne militaire sérieuse. Il ne fait aucun doute que seuls des chefs de toute première catégorie ont la capacité de mener à travers l’océan des opérations militaires de l’envergure des débarquements réussis en Afrique du Nord, [qui ont conduit à] l’occupation rapide de ports et de territoires, de Casablanca jusqu’à Bougie, et de l’envergure de la destruction des armées italo-allemandes dans le désert, menée avec une maîtrise consommée […]. Il est encore trop tôt pour soupeser l’impact de cette campagne sur la pression que subit l’Union soviétique, mais l’on peut être certain que l’effet n’en sera pas des moindres […] ».
Le bol d’oxygène des Français libres
La France libre, elle, n’a pas, comme l’Armée rouge, à faire face à cent quatre-vingts divisions nazies. Pour elle, l’affaire d’Afrique du Nord, si elle est à la fois militaire et politique, est d’abord une affaire politique ; elle est même un dossier encore plus brûlant que le sabordage de Toulon, qui est consommé et que l’on ne peut plus que déplorer. A Carlton Gardens, siège des Français libres à Londres, TORCH, la bien nommée, a allumé une ardente flamme d’espoir. De Gaulle a vu dans les débarquements alliés une double opportunité. Tout d’abord, une opportunité politique : celle d’ajouter un chapitre prestigieux à sa persévérante accumulation de territoires français en guerre contre l’Axe [28]. Dans cette perspective, l’Algérie et le Maroc, prestigieuses vitrines de l’empire français, font figure de morceaux de choix.
Architecture hausmanienne à Alger
Une opportunité politico-militaire ensuite : militairement parlant, les soixante-dix mille volontaires de la France libre ont certes, au moins, le mérite d’exister ; moralement, ils ont le mérite de sauver l’honneur de la France ; mais leurs combattants se trouvent disséminés en une constellation d’unités, certaines purement françaises, d’autres intégrées aux forces britanniques – et bientôt soviétiques. La plus volumineuse de leurs unités ne dépasse pas le gabarit de la brigade et, si les effectifs des forces françaises libres possèdent la masse critique nécessaire pour jouer le rôle de vitrine militaire crédible de l’entité politique « France libre », ils ne constituent en aucun cas une force armée. En un mot comme en cent, pour les Britanniques et les Soviétiques, les Français libres sont des amis, mais pas des alliés. Que viennent s’y ajouter les soixante-quinze mille hommes que le Maroc et l’Algérie français ont la capacité de mobiliser immédiatement, et les effectifs de la France sur tous les fronts doubleront d’un coup. Encore mieux : ils compteront enfin en leur sein d’authentiques grandes unités purement françaises - des divisions - des corps d’armée, sous commandement français. Du point de vue de la crédibilité et du prestige de la France, TORCH est donc une opération à très grosse plus-value politico-militaire.
Le dimanche matin 8 novembre, une heure avant une aube londonienne froide et humide, les Britanniques informent officiellement de Gaulle des débarquements en Afrique du Nord française. Les troupes américaines ont foulé les plages deux heures plus tôt et, depuis trois heures, le président Roosevelt en a informé par télégramme… le Maréchal Pétain. Le chef de la France libre, pour qui la nouvelle n’est nullement une surprise, n’en a pas moins une réaction épidermique : « On ne pénètre pas en France par effraction ! » [29]. Son indignation digérée, il retrouve ses esprits pour reprendre ses réflexions sous l’angle des portes que l’opération TORCH ouvre à la France. Pendant une soixantaine d’heures, ces portes vont sembler ouvertes.
Inimitable Giraud
Les Anglo-Saxons caressent le vif espoir que les forces françaises défendant l’Afrique du Nord se joignent aux envahisseurs pour prendre à revers les forces de l’Axe qui sont en train de reculer vers l’ouest sur le front libyen ; mais il ne s’agit là que d’un espoir car jusqu’à l’heure H, l’accueil que les Français réserveront aux forces alliées demeure, en réalité, un oppressant point d’interrogation.
Aussi Washington a-t-il pris la précaution politique de prendre langue, préalablement à l’opération TORCH, avec une personnalité française susceptible d’arrondir les angles avec les forces d’Afrique du Nord française, voire même d’en prendre ensuite la tête dans le cadre d’offensives futures contre les forces de l’Axe. Cet homme est le général Henri Giraud, soixante-trois ans, militaire élancé à la contenance de mousquetaire, imperméable au doute et à la peur. Spectaculairement évadé au printemps d’une forteresse allemande où il était prisonnier depuis la défaite alliée de 1940, dès lors recherché fiévreusement par toutes les polices d’Allemagne nazie sur ordre personnel d’Hitler, il est parvenu à rejoindre la zone libre française en traversant la moitié du Reich à bord… des lignes de chemin de fer régulières. Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy, ulcéré de l’irruption inattendue de ce personnage décontracté narguant Hitler lui-même, l’a assigné à résidence. Mais le général Giraud, rapidement repéré puis contacté par Washington, s’est à nouveau évadé, en sous-marin cette fois, pour réapparaître au quartier général de l’opération TORCH à Gibraltar. Aux yeux de la France libre, Henri Giraud présente la précieuse vertu d’être un homme vierge de toute compromission avec le régime du Maréchal Pétain, et de Gaulle lui-même éprouve le plus grand respect à l’égard de ce vétéran de la campagne de France de 1940. Le chef de la France libre est donc tout disposé à prendre langue avec cet interlocuteur aussi crédible qu’inespéré, pour lui proposer une fusion pure et simple entre toutes les forces politiques et militaires française en lutte contre le Reich, qu’elles soient issues de la France libre ou, potentiellement désormais, d’Afrique du Nord.
Le général Henri Giraud, professionnel de l’évasion. Capitaine de compagnie d’infanterie à l’âge de trente-cinq ans sur l’un des tout premiers champs de bataille de la Première Guerre mondiale, laissé pour mort après un combat, il est capturé puis expédié dans un hôpital militaire allemand. Il s’en évade et rejoindra le front Ouest. Vingt-huit ans plus tard, il réitère l’exercice dans un étonnant doublé.
Las ! Ces espoirs ne seront qu’un feu de paille qui laissera la France libre dans un cul-de-sac politique. De Gaulle ignore en effet que, lorsque le très conservateur et légitimiste Henri Giraud a accepté d’endosser le rôle de porte-étendard français des débarquements alliés en Afrique du Nord, il a fait valoir ses conditions auprès des Américains. Or, l’une d’elles était que les renégats de la France libre soient écartés de l’opération… Condition validée sur-le-champ par un Roosevelt qui buvait là du petit lait. En effet, le président des Etats-Unis, qui sait juger les hommes, flaire en l’inflexible chef de la France libre la graine d’un futur pouvoir politique français réfractaire à toute compromission et donc propre à se métamorphoser un beau jour en un oursin piquant sur la route de l’arrimage monétaire, économique et politique aux Etats-Unis que Washington ambitionne pour l’Europe de l’Ouest [30]. Que la France libre soit écartée des débarquements en Afrique du Nord, voilà qui convient donc à tout le monde. Giraud répond aux sollicitations de De Gaulle par un silence assourdissant. Dans la foulée, Londres est prié de se conformer aussi à la consigne de silence radio.
Sur ces entrefaites, les premières heures du western politique de l’opération TORCH révèlent qu’en Afrique du Nord, le général Giraud ne jouit en réalité d’aucun prestige ni autorité. Américains, Britanniques, Français libres aussi, se décillent les yeux : l’évadé de Königstein n’apportait dans sa dot que son courage et il est dépourvu de l’autorité morale que tous lui prêtaient. L’espoir de voir l’Afrique du Nord se rallier spontanément aux envahisseurs anglo-saxons pour (re)prendre côte à côte la bataille contre Hitler subit une douche froide. La résistance française aux débarquements alliés est farouche. Sur les plages, sur terre, en mer et dans le ciel, de furieux combats ont éclaté entre, d’un côté, les forces américaines et britanniques et, de l’autre, l’armée d’Afrique et la Marine nationale. En quelque soixante heures, ces combats vont faire près de deux mille morts et trois mille blessés. Un militaire américain, britannique ou français va tomber toutes les trente secondes. L’accueil est glacial.
Dans Alger, des défenseurs français positionnés en hauteur fixent une section de fantassins américains.
Darlan
Mais il était décidément écrit que l’opération TORCH serait rythmée par les rebondissements, et elle réserve aux Américains une divine surprise. Il se trouve en effet qu’à Alger, quelques jours seulement avant le déclenchement de l’opération, le fils d’un poids lourd politique du régime de Vichy a été hospitalisé dans un état grave : Alain Darlan, fils de l’amiral François Darlan, rien moins que l’ancien chef du gouvernement de Vichy et le commandant en chef de la marine française. Or, l’amiral Darlan est un manager redoutable doublé d’un orgueilleux animal politique. A l’exact inverse de Giraud, il jouit en Afrique du Nord d’un prestige immense - et encore plus auprès des marins. Lorsque les Américains apprennent sa présence miraculeuse, ils changent précipitamment de chemise. Moyennant de nouvelles péripéties, ils arrachent à l’amiral une cessation partielle des combats, puis un cessez-le-feu complet. Dans l’affaire, Darlan empoche le pouvoir politique en Afrique du Nord par une pirouette de haute voltige puisqu’il a agi à la fois « au nom du Maréchal Pétain » et sous les applaudissements de la Maison-Blanche. Les Français libres sont muets de stupeur : les Américains ont signé, sans frémir d’un sourcil, avec l’ancien chef du gouvernement de Vichy.
François Darlan : un amiral qui sait naviguer.
Décontenancés, les hommes de Londres en viennent même à appréhender que le chef de la France libre lui-même n’en vienne à se compromette politiquement avec le nouveau maître de l’Afrique du Nord. La réponse du Général tombe comme un couperet : l’amiral Darlan étant, à la différence du général Giraud, l’une des divas du régime du Maréchal Pétain, toute négociation avec le pouvoir politique d’Afrique du Nord est désormais purement et simplement exclue. Les Français libres poussent un immense soupir de soulagement : l’honneur est sauf ; mais les ambitions de la croix de Lorraine en Afrique du Nord sont décapitées. A Carlton Gardens, l’atmosphère s’obscurcit.
Churchill a le mot de la fin
C’est Winston Churchill qui, fidèle à son habitude, va trouver les mots de la situation. Le 16 novembre, six jours après que la poussière soit retombée sur les combats d’Afrique du Nord, le Premier ministre britannique convie de Gaulle à un déjeuner qui, sans surprise, donne lieu à des échanges à fleurets mouchetés. Churchill, penaud, fait acte de contrition pour avoir dissimulé l’imminence de TORCH à son allié de la toute première heure [31]. Il va même jusqu’à promettre à de Gaulle son soutien face à l’envahissant président des Etats-Unis ; puis il conclut par une remarque qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : « Pour vous, si la conjoncture est pénible, la position est magnifique. Giraud est, dès à présent, liquidé politiquement. Darlan sera, à échéance, impossible. Vous resterez le seul… » ; un verdict implacable.
Le verdict de Churchill est d’autant plus à propos qu’en France occupée, la Résistance est tout aussi scandalisée que la France libre par la politique de Roosevelt en Afrique du Nord. Aux yeux des résistants, Darlan n’est rien d’autre que l’ex-homme fort du gouvernement qu’ils affrontent jour après jour au péril de leur vie. Les hommes et les femmes de l’ombre vont réagir. Une majorité de mouvements de résistance, de syndicats et de partis politiques français rédige une déclaration commune qui reconnaît le général de Gaulle comme l’unique représentant légitime des Français en lutte contre l’Allemagne nazie et ses collaborateurs, et elle en demande la diffusion par la BBC [32]. Washington parviendra bien à y faire barrage, il n’empêche : « si la conjoncture est pénible, la position est magnifique ». Voilà où est la situation au jour où les pionniers du régiment Normandie–Niémen touchent le sol russe…
TORCH : une bien ténébreuse pierre blanche
L’opération TORCH avait à moitié ouvert à la France libre la porte de son envol politique national et international. Cette porte s’est refermée, elle se rouvrira en multipliant par deux, puis par six les effectifs des Français en lutte contre les armées de l’Axe. Cette explosion numérique nourrira aussi le Normandie-Niémen. Elle le fera grandir dans le futur jusqu’aux dimensions d’un véritable groupe de chasse qui comptera dans ses rangs jusqu’à cinquante pilotes simultanément.
TORCH, pierre blanche dans l’histoire de la France libre et du gaullisme, reste pourtant, on l’a vu, une opération de dimensions très relatives, et son impact sur le plan militaire stratégique est même secondaire - du moins si l’on pose le postulat que sur le théâtre euro-méditerranéen, la finalité des opérations militaires de l’Armée rouge et des forces alliées est la défaite du Reich : il n’y a guère que les Britanniques pour voir dans cette corrida africaine un succès majeur de leur stratégie méditerranéenne et planétaire [33]. Pourtant, en dépit de cette relative modestie, TORCH occupe traditionnellement une place d’honneur dans les manuels scolaires français qui lui attribuent le poids d’un événement saillant de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale - à l’évidence du fait de son importance pour la France en particulier. Ces mêmes manuels se révèlent en revanche peu diserts au sujet de l’événement, mais cela aussi s’explique : car cette pierre blanche-là est en réalité opaque et complexe, et en proposer une synthèse n’est pas simple. L’opération TORCH, de sa genèse à son dénouement, reste un théâtre d’ombres dont les lycéens - et, probablement, leurs parents voire même leurs professeurs - ignorent tout ou presque.
La trame de l’opération TORCH est en effet noyée dans le brouillard qui a recouvert l’Afrique du Nord française à la défaite alliée de 1940 sur le territoire de la métropole. L’Algérie, aînée de l’empire français, mais aussi le Maroc et la Tunisie ont alors été fugitivement pressentis par le gouvernement français pour devenir la nouvelle base géographique de repli stratégique à partir de laquelle la France aurait mené la suite de la guerre contre les forces du Reich aux côtés de son allié britannique d’alors. C’était une utopie [34] et le gouvernement français, replié et acculé à Bordeaux, a fini par donner l’ordre aux forces françaises de signer avec l’Allemagne un armistice qui, à quelques rares conditions près, valait une capitulation. Aux termes de ces conditions, l’empire français échappait en très grande partie à la domination ennemie, ce qui faisait de cet empire un sanctuaire stratégique, héritier de la souveraineté en grande partie défunte de la France vaincue et à moitié occupée par les forces nazies. L’Afrique du Nord, toujours soumise à la France, donc à Vichy, mais désormais influencée par Berlin par Vichy interposé, devenait néanmoins un sanctuaire dépositaire d’une part de la souveraineté française, ce qui lui conférait une marge de manœuvre et en faisait donc un lieu de pouvoir politique. Elle est ainsi devenue un immense huis clos bordé par trois mille kilomètres de côtes – à vol d’oiseau, la distance de Paris à Kiev ! - et dont les profondes racines plongent simultanément vers l’intérieur du continent africain jusque dans le désert. Depuis, les majestueuses avenues d’Alger, de Casablanca ou de Rabat bruissent de rumeurs, de luttes de pouvoir et d’influence qui en font une subtile et complexe piste de danse politique. Sur cette arène, Vichy, Berlin, Rome, Washington, Londres et la France libre n’hésitent pas à faire des pas de danse, chacun son tour, chacun à sa manière et parfois tout le monde en même temps. Dans ce splendide et vaste décor fuyant et ouaté, les prémices puis le déroulement de l’opération TORCH ne pouvaient être que fertiles en surprises, imprévus et rebondissements au point que certains d’entre eux frisent, voire franchissent les limites du crédible.
La boule de bowling de l’opération anglo-saxonne fait voler le jeu de quilles français jusqu’à Toulon, Vichy et Londres, et son écho résonne jusqu’à Ouralsk et à Gouriev. Pourtant, sur le moment, personne n’en maitrise tous les ressorts. La complexité de ses préparatifs et de son déroulement, parfois dignes d’un film de fiction, échappent à la simplification – à moins de la réduire à une caricature éloignée des faits. C’est pourquoi l’opération TORCH fera l’objet d’une fiche thématique dédiée.
Elle s’attachera à répondre à de muliples questions comme, pêle-mêle : en quoi consistent les allées et venues de Robert Murphy, représentant personnel de Roosevelt en Afrique du Nord ? Qui est ce « groupe des Cinq » avec lequel il entretient des contacts ? Qui sont ces trois hommes qui, à l’aube du 22 octobre 1942, apparaissent, trempés jusqu’aux os à bord d’un canot pneumatique, sur une plage à cinquante kilomètres d’Alger, alors qu’aucun navire n’est visible à l’horizon ? Quel est ce conciliabule qui se tient quelques heures plus tard dans une ferme isolée ? Pourquoi les grands convois navals de l’opération TORCH ne croisent-ils aucun sous-marin allemand ? Qui sont ces hommes qui, dans la nuit du 7 au 8 novembre, se répandent discrètement dans les rues d’Alger ? Qui est l’homme qui, dès l’annonce des débarquements, roule inlassablement à travers le brouillard des routes d’Allemagne en direction de Munich, à bord d’une voiture immatriculée en France ? Et que disent ces télégrammes qui se croisent entre Washington, Vichy et Alger au cours de ces heures frénétiques ?
Croix de Lorraine
Ce 28 novembre 1942, l’opération TORCH est consommée. Comme l’ambitionnait Londres depuis presque un an, les forces de l’Axe en Afrique sont maintenant prises entre deux feux : à l’est, les forces britanniques qui ont pris pied en Libye ; à l’ouest, les forces anglo-franco-américaines d’Afrique du Nord. Mieux : le lendemain même de l’appareillage des premiers convois de TORCH depuis les ports de la côte est des Etats-Unis, et deux jours avant que ne lèvent l’ancre ceux qui se rassemblaient sur les côtes des îles britanniques, le méticuleux général anglais Bernard Montgomery a lancé, en écho, ses divisions et ses brigades britanniques, australiennes, indiennes, néo-zélandaises, sud-africaines, mais aussi française et grecque dans une offensive contre les forces de l’Axe en Egypte. A l’issue de deux semaines de mêlées tumultueuses, parfois dans des tempêtes de sable, elles ont laborieusement – mais sûrement – repoussé l’armée blindée germano-italienne vers la Libye, quelques jours avant les débarquements au Maroc et en Algérie. A la nouvelle de TORCH, on a arrêté le train personnel d’Hitler qui roulait vers Munich. Aussitôt, il a donné l’ordre de stopper la progression de la mâchoire occidentale de l’étau allié et, pour ce faire, d’expédier toutes affaires cessantes des forces aéroterrestres vers la Tunisie française. Convergeant pêle-mêle vers le sol africain par voies maritime ou aérienne, la Wehrmacht a alors bénéficié, sur place, de la paralysie provoquée par les ordres incohérents envoyés simultanément par Vichy et Alger au résident général de France en Tunisie, et elle en a profité pour se répandre sur le territoire du protectorat français. Le plan de Berlin et de Rome consiste désormais à y faire prendre racine une tête de pont de la taille de l’Autriche, suffisamment puissante pour pouvoir se barricader solidement et pouvoir accueillir les vétérans de l’armée blindée germano-italienne qui se replient méthodiquement vers l’ouest à travers la Libye. La suite : stopper les forces alliées venues des deux côtés. Au cours de son repli libyen, le Maréchal Erwin Rommel a évacué la célèbre ville portuaire de Tobrouk, haut lieu d’un siège de sept mois déjà entré dans la légende et qui fera les choux gras d’Hollywood et du cinéma français dans les années 1960-1970.
Dès l’annonce de TORCH, la Wehrmacht précipite « tout ce qui traîne » vers la Tunisie française pour y créer sa tête de pont stratégique. Ici, déchargement d’un avion de transport lourd hexamoteur Messerschmitt 323.
Sur ces entrefaites, à Alger, les plus hautes autorités vichystes ont officialisé la prise de pouvoir de l’amiral François Darlan en le sacrant d’une seule voix haut-commissaire de France pour l’Afrique du Nord, toujours « au nom du Maréchal ». La première décision du haut-commissaire a consisté à placer le général Giraud à la tête de l’armée française d’Afrique. Chacun des deux hommes fera donc ce qu’il sait le mieux faire : l’amiral la politique, le général la guerre. Dans la foulée, l’amiral a signé avec le général américain Wesley Clark des accords aux termes desquels l’armée d’Afrique s’insérera dans le dispositif allié en Afrique du Nord, en échange de quoi les Etats-Unis s’engagent à remplacer la matériel français obsolète – il n’a pas changé depuis 1940 - par du matériel plus récent. Darlan a ensuite donné le signal de départ de la mobilisation. Giraud a pris à bras-le-corps le chantier du réarmement de l’armée d’Afrique et il a confié au très compétent général Alphonse Juin – brillant camarade de promotion de De Gaulle à Saint-Cyr - les clés des opérations française sur le nouveau front tunisien. Juin a à son tour ordonné aux forces françaises de Tunisie d’entrer enfin en action contre l’Occupant en se regroupant dans des points de résistance et de fixation. Ces nids défensifs doivent matérialiser les premiers tronçons du futur front tunisien en attendant l’arrivée progressive, depuis l’Algérie, des forces anglo-saxonnes et de l’armée d’Afrique.
A Vichy, Pétain, considérant toutes ces grandes manœuvres, a démis l’amiral Darlan de toutes les fonctions qu’il occupait. De Gaulle, quant à lui, a signifié par voie officielle à la Maison-Blanche son refus d’adresser la parole au nouveau pouvoir politique français d’Afrique du Nord, sous les acclamations de la presse américaine qui se déchaîne contre le nouvel allié de l’ancien chef du gouvernement de Vichy : le président Roosevelt. Le « sphinx » en perd un bref instant son légendaire self control lorsqu’il assène le 24 novembre, exaspéré, aux représentants de la France libre à Washington : « Je traite avec Darlan, puisque Darlan me donne Alger ! Demain, je traiterai avec Laval si Laval me donne Paris ! » [35]. Retrouvant rapidement son calme traditionnel, il a cependant ajouté : « Je voudrais beaucoup voir le général de Gaulle pour discuter de tout cela et je vous demande de lui dire combien serait souhaitable sa visite à Washington ».
Tandis que crépite la mitraille politique entre Londres, Washington, Vichy et Alger, l’émergence du front tunisien poursuit, sur le terrain, sa course contre la montre. Les Allemands s’organisent pour donner à leur tête de pont l’étendue la plus vaste possible, le plus vite possible, tant que reste encore flou le front esquissé en pointillés par les forces françaises de Tunisie à peine mieux armées que des guerilleros mexicains. De leur côté, les colonnes anglo-saxonnes progressent gauchement dans les reliefs montagneux de l’est de l’Algérie pour aller cristalliser le front, le plus à l’est possible. Les tout premiers contacts avec la Wehrmacht sont électriques : les Britanniques, puis les Américains sont cloués au sol. Le front se dessine. Il prend progressivement la forme d’une ligne nord-sud qui coupe la Tunisie en deux moitiés grosso modo égales. Depuis Londres, de Gaulle suit les événements avec intérêt et observe qu’en Afrique, les forces de l’Axe font désormais face des deux côtés à des forces françaises : à l’est, aux unités françaises libres intégrées aux forces de Montgomery ; à l’ouest, aux premiers éléments de l’armée d’Afrique articulés aux forces anglo-américaines. Il discerne dans cette symétrie la graine de cette synergie française que l’opération TORCH lui avait faite entrevoir jusqu’à ce que tombe le couperet actionné par Darlan. Dans l’immédiat, la fusion rêvée par les Français libres a été rangée dans son tiroir, et il faudra encore du temps avant qu’elle n’en ressorte et aille nourrir – entre autres - la croissance du groupe Normandie balbutiant.
En effet, le Normandie n’est encore qu’un groupe de chasse à une seule escadrille. C’est du moins son statut au sein des Forces françaises libres car, au sein des VVS, il n’est qu’une simple eskadrilia indépendante qui n’est que pressentie pour devenir, un jour peut-être, un vrai polk - régiment - de chasse à plusieurs escadrilles. Comme toutes les unités aériennes de la France libre, le Normandie appartient simultanément à deux forces aériennes à la fois. Si, dans les VVS, il est l’eskadrilia indépendante Normandia, il est en même temps le troisième groupe de chasse des Forces aériennes françaises libres ; ses deux aînés étant les groupes Ile-de-France et Alsace qui font à la fois partie des FAFL et de la Royal Air Force (sous les noms respectifs de No. 340 et 341 Squadrons). Mais que sont au juste ces Forces françaises libres, et qu’est-ce que la France libre elle-même ? Dans quelles circonstances sont-elles nées ? Et qui est exactement ce général Charles de Gaulle, quarante-neuf ans le 18 juin 1940, cinquante-deux le 28 novembre 1942 ?
Le mouvement politique de la France libre rassemble les Français qui refusent l’armistice signé le 22 juin 1940 entre les forces d’Hitler triomphantes et les forces armées françaises, vaincues à l’issue de la campagne de l’Ouest qui a vu l’invasion par l’Allemagne nazie des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et de la France. Au cours des dix premiers jours de son existence, c’est-à-dire entre l’appel de De Gaulle à la BBC du 18 juin et le 28, la France libre reste un mouvement informel – de Gaulle reçoit les volontaires directement dans son appartement londonien. Le 28 juin, le gouvernement britannique diffuse un communiqué par lequel il « reconnaît le général de Gaulle comme chef de tous les Français libres, où qu’ils se trouvent […] ». Cette reconnaissance officielle confère au mouvement une existence légale sur le territoire de la seule puissance encore en guerre contre le IIIe Reich. Lorsque l’Union soviétique sera à son tour emportée par la guerre, elle reconnaîtra elle aussi la France libre, le 26 septembre 1941. Quant aux Forces françaises libres – le bras armé de la France libre, aucun document légal n’en porte création. Leur date de naissance généralement retenue est donc celle de l’ouverture, le 1er juillet, des portes du vaste dépôt vers lequel ses volontaires devront désormais converger, l’Olympia Hall de Londres. Quant au général de Gaulle lui-même, nos manuels scolaires - parfois même nos médias – le font surgir des abysses du néant à l’égal de Jeanne d’Arc, esquissant un personnage obscur dépourvu d’existence propre jusqu’à cette mythique soirée du 18 juin au cours de laquelle, frappé par la vérité, il entre dans l’Histoire en quelques minutes. Or, deux ans et demi après son acte fondateur, le général de Gaulle aura réuni soixante-dix mille volontaires dont beaucoup auront risqué leur vie pour s’engager à ses côtés. Ces soixante-dix-mille hommes et femmes auront alors répondu présent sur sept fronts terrestres, maritimes et aériens, dont quatre toujours embrasés. Seize territoires français de quatre continents, dont les surfaces cumulées égalent celle de l’Inde du XXIe siècle, se seront rangés derrière la bannière à croix de Lorraine de la France libre, elle-même entre-temps reconnue officiellement par deux des trois grandes puissances en guerre contre l’Allemagne nazie. Un tel résultat n’est l’œuvre ni d’un illuminé ni d’un d’un aventurier, quelque inspiré fût-il. Charles de Gaulle n’est pas Jeanne d’Arc.
Le général de brigade à titre temporaire Charles de Gaulle est un officier saint-cyrien vétéran de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle il a été blessé trois fois et a reçu cinq citations ; mais aussi de la campagne de l’Ouest de 1940, au cours de laquelle il a commandé et mené au combat l’une des quatre plus puissantes divisions blindée de l’armée française. Au moment où il coupe les ponts avec le gouvernement français, il a derrière lui trente-et-un ans de carrière militaire et il connaît personnellement le Maréchal Pétain depuis trente ans– il a collaboré étroitement avec lui avant que leurs relations ne s’achèvent en une inimitié sans espoir de réconciliation. Dix ans avant l’éclatement de la Second Guerre mondiale, Charles de Gaulle occupait déjà son premier poste au sein d’un gouvernement, alors qu’il méditait en profondeur les leçons à tirer de la Grande Guerre, alors fraîche d’une dizaine d’années seulement. Ses travaux d’analyse s’inscrivent dans la dynamique de foisonnement intellectuel qui a animé, pendant la Première Guerre mondiale puis par la suite, le Royaume-Uni puis l’Union soviétique et enfin l’Allemagne (ces questions sont en cours de traitement dans les fiches thématiques consacrées à l’opératique et aux opérations en profondeur). La France, surplombant ce débat du haut de sa victoire sacrée de 1918, a snobé ce bouillonnement qui regardait vers le futur, dans une posture qu’elle allait payer au prix le plus fort en 1940. En France, les travaux alors hétérodoxes du colonel de Gaulle ont fait tomber autour de lui de solides herses d’inimitiés mais, aussi, quelques amitiés sans prix comme celle de Paul Reynaud, qui deviendrait un jour chef du gouvernement français [36]. A l’étranger, l’œuvre de De Gaulle a été remarquée : en Allemagne par Heinz Guderian, porte-parole de la « Blitzkrieg » qui abattra un jour la France ; en Union soviétique aussi, par Mikhaïl Toukhatchevski, vice-ministre de la Défense d’URSS, qui fera traduire en russe les travaux de l’officier français avant de les mettre en avant dans la presse soviétique. Lorsqu’éclate l’ouragan de 1940, le colonel de Gaulle est, depuis peu, à la tête d’une puissante formation blindée - poste qui a nécessité sa promotion temporaire au grade de général de brigade. De Gaulle mènera agressivement sa division au combat dans des batailles furieuses, infligeant à l’ennemi quelques revers douloureux.
Un char de combat Renault B1 du type de ceux qui sont affectés à la division de De Gaulle. 31 tonnes, supérieur à n’importe quel Panzer, puissamment blindé et armé tout en restant à l’aise en tout-terrain, le Renault B1 n’est surclassé que par un unique modèle de char au monde : le T-34 soviétique - qui cependant entre à peine en production alors que la France a déjà produit quatre cents B1, soit autant que l’Allemagne a produit de Panzer IV, son char le plus puissant.
Au beau milieu de la tourmente de la campagne de France, son ami Paul Reynaud, nommé président du Conseil deux mois plus tôt, le fait entrer au gouvernement, et le général de Gaulle doit quitter sa division. La première mission que le chef du gouvernement confie au nouveau sous-secrétaire d’Etat à la Guerre est un déplacement à Londres auprès du – nouveau lui aussi - Premier ministre britannique Winston Churchill. Si cette première rencontre ne marquera pas le Lion de Downing Street, de Gaulle, lui, en reviendra avec un sentiment qui l’incitera à méditer. De retour de Londres, de Gaulle suit le mouvement de tout le gouvernement dans le repli que provoque la chute de Paris. Dans les pas du président du Conseil, à Tours et dans sa région, il assiste aux deux dernières grandes réunions du Conseil suprême interallié. L’un des piliers de ces réunions historiques, Winston Churchill, y voit réapparaître le sous-secrétaire d’Etat, dont le visage lui dit quelque chose. Alors, le Premier ministre britannique prend la mesure du personnage, qui lui inspire l’expression « l’homme du Destin », appelée à rester. Lorsque, dans la tragique nuit du 16 au 17 juin, le président de la République Albert Lebrun limoge son président du Conseil et nomme à sa place le Maréchal Pétain, de Gaulle décide de s’exiler immédiatement à Londres. Il y est accueilli à bras ouverts par Churchill, qui lui accorde tous les moyens nécessaires à lancer son appel sur les ondes de la BBC, puis à créer la France libre le 28 juin et enfin, trois jours plus tard, les Forces françaises libres. Toujours au cours de ces journées cruciales, il en élabore la stratégie globale, étayée sur la convication que la guerre, déjà intercontinentale, deviendra inéluctablement mondiale [37]. A mesure des bouleversements planétaires qui vont effectivement survenir, les forces françaises libres vont grandir, et elles finiront par croiser le fer avec l’ennemi sur tous les fronts, y compris même sur le « front intérieur » français : en 1942, le résistant français Jean Moulin, rallié à son tour aux Français libres, est parachuté au-dessus de la France occupée avec mission d’unir les mouvements de Résistance intérieure. L’objectif est de les arrimer à la France libre pour créer un mouvement encore plus vaste, total, qui deviendra la France combattante. Le tableau sera alors presque complet : depuis sa fondation, la France combattante aura lutté contre la Wehrmacht sur tous les fronts, intérieur et extérieurs, terrestres et maritimes, de l’océan Atlantique à l’Afrique orientale en passant par le débarquement de Dieppe ; tous, sauf sur le plus formidable : le front de Russie. Ce couronnement sera confié aux hommes du troisième groupe de chasse français libre : le groupe Normandie.
La longue route de la France libre et des Forces aériennes françaises libres, depuis les batailles livrées par de Gaulle sur les champs de bataille de France du printemps 1940 jusqu’à l’envol des fondateurs du Normandie-Niémen à Téhéran à l’aube du 28 novembre 1942, fera l’objet d’une fiche thématique qui est en cours de rédaction. Cette fiche thématique explorera les origines puis la genèse du Normandie-Niémen dont les premiers volontaires, en cette soirée du même 28 novembre, sombrent dans le sommeil au moment où, à cinq cents kilomètres de leurs lits de camp, un demi-million de frontoviks soviétiques encerclent un quart de million de soldats d’Hitler solidement enterrés dans les vingt-cinq kilomètres d’océan de ruines défigurées et recouvertes de neige de Stalingrad.
Sur place, tout autour de la ville, la sixième armée du général Paulus tient, plus largement, une poche de mille kilomètres carrés de steppe recouverte d’un épais brouillard et que ceint un pourtour de deux cents kilomètres de lignes de défense. Au-delà des limites de ce vaste territoire isolé, plus à l’ouest, à soixante kilomètres de distance de l’angle le plus occidental de la poche allemande, serpente le front principal. Les cinq cents kilomètres de ce front les plus proches de Stalingrad suivent un parcours nouveau, qui résulte de la contre-offensive que l’Armée rouge a lancée neuf jours plus tôt à l’issue de près de deux mois de préparation. Sept armées soviétiques se sont élancées, au travers d’une météo épouvantable, contre deux secteurs distincts de front ennemi totalisant trois cents kilomètres de largeur, menant contre les soldats d’Hitler la contre-offensive la plus énergique qu’ils aient subie de toute leur histoire. Comme espéré, le front a été sectionné dans les deux secteurs, l’un situé au nord-ouest de Stalingrad, l’autre au sud de la grande ville industrielle, et trois armées soviétiques se sont alors élancées à travers les espaces ainsi ouverts. Elles sont parvenues à se donner la main trois jours plus tard près d’un pont, à soixante-dix kilomètres à l’ouest du brasier de la grande cité, achevant de forger une gêole d’acier autour de la puissante sixième armée allemande.
L'avant-garde d'une unité d'infanterie soutenue par une unité blindée au cours de l'opération URANUS
Sur les cinq cents kilomètres de front qui en ont nouvellement résulté, deux armées soviétiques en attendent maintenant deux autres, face à cinq armées de l’Axe. Au total, les deux fronts du secteur de Stalingrad cumulent une longueur équivalente à celle des deux fronts d’Afrique, mais il s’y bat cinq fois plus de combattants : un million et demi d’hommes s’y font face. Ils se préparent déjà au « deuxième round » d’un pugilat qui, tous les savent, sera sans merci.
Mais quand, pourquoi et comment en est-on arrivé là ?
28 novembre 1942 : Ostfront, Grande Guerre patriotique : où en est-on ?
Au soir de ce 28 novembre 1942, l’immense front qui cisaille en deux l’Union soviétique européenne reste encore et toujours, comme à son premier jour, le front de tous les superlatifs. Tranchées, abris, champs de mines, fils barbelés, tubes de mortiers et batteries d’artillerie étirent leurs méandres sur une longueur de plusieurs milliers de kilomètres - trois mille kilomètres à vol d’oiseau entre ses deux extrémités - depuis les côtes de la Russie arctique jusqu’aux monts Caucase, à 200 kilomètres de la frontière turque et à 350 de la frontière iranienne. Treize groupes d’armées soviétiques totalisant six millions d’hommes et de femmes font face à trois groupes d’armées de l’Axe qui comptent trois millions et demi de soldats. Sur ce front qui met aux prises des soldats de plus de quinze nationalités, les forces d’Hitler alignent cent quatre-vingt-une des cent quatre-vingt sept divisions qu’elles déploient, sur l’ensemble de leurs fronts actifs (en comptant les deux divisions qui sont en route pour la Tunisie) [38], face aux forces américaines, australiennes, britanniques, française, grecques, indiennes, néo-zélandaises, polonaises, soviétiques, sud-africaines, soit 96 % [39].
En ces dernières heures du 28 novembre 1942, ce que les envahisseurs ont baptisé l’Ostfront et les défenseurs la « Grande Guerre patriotique » est en train d’achever son cinq cent vingt-cinquième jour de guerre depuis le coup de tonnerre de son lever de rideau le 22 juin 1941, le jour où « le monde a retenu son souffle », selon la formule d’Hitler. C’est là que se joue toujours, depuis cinq cent vingt-cinq jours, le devenir de la domination germanique sur l’occident de l’Union soviétique, qui parachèverait le grand œuvre caressé par Hitler depuis vingt ans : le Lebensraum, l’espace vital que le peuple allemand mérite de par sa seule supériorité raciale.
L’acte I : « BARBAROSSA, la guerre absolue »
L’acte d’ouverture de cette « guerre absolue », comme la qualifie l’historien français Jean Lopez, c’est l’opération allemande BARBAROSSA qui s’étend sur les cent soixante-six jours qui séparent ce 22 juin du 4 décembre 1941. L’idée force du plan BARBAROSSA, c’est une victoire allemande totale et rapide contre l’Armée rouge au moyen d’une campagne d’anéantissement éclair qui s’appuie sur le formidable professionnalisme et sur l’expérience sans égale de la Wehrmacht en matière de guerre mécanisée, et en particulier sur son redoutable potentiel manœuvrier. Abattre l’Armée rouge d’un seul coup : dans quel but ? Et pourquoi d’un seul coup ?
BARBAROSSA et le Lebensraum
Lorsqu’éclate l’opération BARBAROSSA, le projet de domination allemande sur l’Europe de l’Est, et en particulier sur l’Union soviétique, est en maturation progressive depuis déjà vingt ans. Il est l’aboutissement de l’une des théories cardinales du nazisme, celle de l’espace vital, en allemand Lebensraum. En suivre le cheminement nécessite de remonter aux années qui suivent la fin de la Première Guerre mondiale.
En 1922, voilà déjà quatre ans que le IIe Reich allemand, militairement brisé par les coups de bélier alliés sur terre, sur mer et dans les airs, s’est effondré en même temps de l’intérieur [40]. Depuis, la première République allemande qui a succédé en tâtonnant à l’empire vaincu puis déchu, a sombré dans le chaos. Au beau milieu de ce désordre, un vétéran de guerre anonyme de vingt-neuf ans fanatiquement revanchard, le caporal Adolf Hitler, a adhéré à un tout jeune parti politique bavarois né de ce chaos : le parti nazi [41]. En cette année 1922, le brasier intérieur qui anime le jeune homme, son puissant magnétisme d’orateur, joints à son redoutable instinct opportuniste, l’ont déjà propulsé à la direction du parti, dont l’influence s’étend en Bavière comme un incendie. Enflammé par ces succès, Adolf Hitler évoque fugitivement, pour la première fois, le rêve d’une future Allemagne redressée qui partirait à la conquête, en Europe de l’Est, d’immenses terres qui lui garantiraient la prospérité matérielle. L’année suivante, l’Allemagne coule à pic dans les abysses d’une double crise, celle d’une hyperinflation au stade terminal et de l’occupation de la vallée industrielle de la Ruhr par les armées alliées. Hitler et son parti tentent de saisir au bond la balle de la colère en improvisant une tentative de coup d’état dans le Land de Bavière. Le coup de poker est censé faire tache d’huile jusqu’à la chute de la capitale allemande. Mal exécuté, il échoue, Hitler est arrêté et finit derrière les barreaux.
Provisoirement contraint à l’inaction, il prend le temps d’expectorer noir sur blanc les idées qu’il a mûries intuitivement au cours de ses trois premières années de rodéo politique, et il en résulte un livre maladroit et semi-autobiographique : Mein Kampf (« Mon combat »). Ces idées prennent la forme d’une nébuleuse de notions qui s’accrochent toutes à une colonne vertébrale centrale : la théorie d’une hiérarchie des races humaines au faîte de laquelle trôneraient la race germanique et quelques autres [42]. Au sein de cette nébuleuse gravite la notion d’espace vital, qu’Hitler infère en réduisant les conflits humains dans leur ensemble à une analogie avec le monde animal et, partant, au principe de l’affrontement physique pour des espaces géographiques. Il en déduit que les hommes sont condamnés à imiter, l’épée à la main, les animaux condamnés à s’entredévorer pour la domination d’un territoire. Dans la nature, la victoire revient à l’espèce la mieux adaptée ; dans le monde des hommes, le triomphe sourit aux peuples les plus talentueux. La théorie de l’espace vital projette donc des caractéristiques du monde animal dans une perspective historique humaine. Hitler donne corps à cette projection à l’aide d’une collection d’images d’Epinal, parmi lesquelles celle de l’ordre des chevaliers Teutoniques, ces moines soldats allemands qui, au Bas Moyen-Age, bâtirent en Europe de l’Est un empire géographique pluriséculaire. Les présentant comme des précurseurs et comme un exemple à suivre, il en conclut que l’espace vital du peuple allemand se situe dans les vastes pâturages nourriciers autrefois conquis par les chevaliers au manteau blanc et à la croix noire. Il ajoute que cette Europe de l’Est se trouve - fort opportunément - peuplée par la race inférieure des Slaves, naturellement vouée à l’esclavage. Tandis que crépite sa machine à écrire, Hitler assiste de loin, depuis sa cellule, au dénouement de l’orage qui secouait son pays depuis la défaite de 1918 et qui avait culminé en 1923. En un an seulement, l’inflation allemande s’est trouvée conjurée et la crise politique de la Ruhr résolue. Dans les derniers jours de 1924, lorsque se rouvrent enfin les portes de sa prison, c’est pour donner sur le paysage décourageant d’un parti nazi dont il ne reste plus que des braises privées de l’oxygène de la détresse et de la révolte.
La seconde édition française de Mein Kampf, 1939
Pourtant, les affaires ne vont pas trop tarder à reprendre. Dès 1928, l’Allemagne des années folles s’essouffle : l’instabilité économique et politique est déjà de retour, et le mécontentement avec. Les nazis, professionnels de la révolte gagnant en expérience et en savoir-faire, retrouvent l’oreille du public, dans laquelle Hitler tente de glisser son idée d’espace vital. Le jeudi 24 octobre 1929, le krach de Wall Street ouvre l’une des pires crises économiques de l’histoire du capitalisme, la Grande dépression, dont le puissant déplacement d’air souffle sur le feu déjà ranimé du nazisme. Jusque-là, le parti d’Hitler suivait une trajectoire politique erratique, imprimée par l’enchaînement des événements. A partir de 1930, cette trajectoire devient rectiligne. Trois ans plus tard, Adolf Hitler est chancelier d’Allemagne.
Dès sa prise de pouvoir, il prend langue avec les plus hautes sphères des forces armées allemandes et s’ouvre à elles de son programme à l’Est, qu’il leur répétera dès lors régulièrement. Trois ans plus tard – un an après la création de la Wehrmacht – la guerre à l’Est, et donc la guerre contre l’Union soviétique tout particulièrement, sont devenues dans son esprit une évidence inexorable qui n’attend plus que l’heure de sa concrétisation. La première opportunité surgit en 1938 avec la crise diplomatique internationale de Tchécoslovaquie [43]. Au printemps 1939, la Wehrmacht envahit la malheureuse république slave qui cesse d’exister, et l’Allemagne en annexe la partie occidentale, qui devient le protectorat de Bohême-Moravie. Immédiatement après, Berlin retourne la lunette de son fusil vers un autre pays slave, la Pologne. En septembre 1939, le Reich attaque et la partie occidentale du pays est conquise – le reste ayant été préventivement envahi par Staline sans autre forme de procès [44]. Pour Hitler, la prochaine étape sera l’étape décisive : la conquête de tout l’occident russe.
Le grain de sable anglais
Or, cette étape décisive va se heurter à un obstacle de taille. En effet, la conquête de la Pologne a entraîné une déconvenue imprévue au programme : le surlendemain de l’attaque allemande, le Royaume-Uni et la France ont déclaré la guerre au Reich. Au résultat, le plan de guerre de conquête en Union soviétique se voit soudain gravement menacé sur ses arrières par les forces que les Alliés ont massées à l’Ouest, et il en devient irréalisable. L’apothéose de la marche vers l’Est du Reich ne peut donc plus être lancée qu’à la condition expresse que cette menace ait été au préalable éliminée : au printemps 1940, la Wehrmacht écrase à leur tour les forces alliées. La France, le plus formidable des adversaires terrestres de l’Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, est terrassée. Le corps expéditionnaire britannique déployé sur le continent rembarque piteusement pour aller se réfugier dans les îles britanniques. Londres a été humilié par une Wehrmacht triomphante mais, pour autant, ne s’estime toujours pas vaincu, et ne donne pas le moindre signe de vouloir demander la paix.
Vu de Berlin, le mois de juillet 1940 s’ouvre donc sur le grand bol d’oxygène de la déroute alliée à l’Ouest : la menace contre le Drang nach Osten, la marche vers l’Est sacrée, se trouve considérablement allégée. Pourtant, l’ombre de l’Union Jack continue de planer, envers et contre tout, sur ce projet pharaonique : économiquement, le puissant empire britannique représente une force avec laquelle il faut compter. Qui plus est, du point de vue militaire, la Kriegsmarine ne fait pas le poids face à la Royal Navy sur les mers et les océans. Au mieux, les sous-marins allemands peuvent menacer très sérieusement, dans l’Atlantique Nord, les livraisons de matières premières et de matériel que Londres achète aux Etats-Unis en dollars et en or ; mais la marine d’Hitler est loin de posséder la masse critique nécessaire pour espérer ravir la domination des mers à la puissante marine d’Albion. A l’inverse, cependant, les forces armées terrestres du Royaume-Uni n’ont pas, elles, l’envergure qu’il leur faudrait pour impressionner la Wehrmacht sur la terre ferme, et cela même en tenant compte des précieuses livraisons américaines ; et quand bien même Londres aurait-il les moyens matériels – et organisationnels – de représenter une telle menace terrestre, il lui resterait encore la Manche à traverser. Au bilan, la menace britannique globale, en elle-même, paraît donc toute relative : trop palpable pour pouvoir être négligée mais pas assez effrayante pour empêcher Hitler de dormir. L’Allemagne pourrait même se permettre le risque calculé de s’élancer contre la Russie, même avec l’empire britannique dans son dos, et même en tenant compte des puissances économiques dès lors additionnées des deux ennemis simultanés que le Reich aurait alors contre lui, le Royaume-Uni et l’Union soviétique. L’unique grand bémol resterait celui des ressources pétrolières, domaine dans lequel Berlin serait, là, très désavantagé.
Bien entendu, dans l’idéal, il serait sage de pousser l’Anglais en-dehors des hostilités afin de pouvoir ouvrir avec une sérénité plus complète le plus grand chapitre de la marche du Reich vers l’Est. Dans l’immédiat, dès les premiers jours du mois de juillet, Hitler lâche donc contre l’Angleterre, à tout hasard, la seule carte assez parlante qu’il ait en mains pour espérer faire plier la grande île : la Luftwaffe, qui doit infliger à l’Angleterre, à coups de bombes, une pression croissante jusqu’à ce Londres demande, enfin – et surtout peut-être - la paix. Dans l’ensemble, avec la France éliminée et le Royaume-Uni calfeutré dans la défensive, la situation stratégique peut, finalement, sembler prometteuse pour l’Allemagne.
En ces premiers jours de juillet, la Luftwaffe prend son envol au-dessus des eaux du Channel pour décocher ses flèches contre les cibles les plus douloureuses pour la grand thalassocratie britannique : son trafic maritime et ses ports commerciaux de la côte sud. C’est là la toute première carte du Reich. Si d’aventure Londres persistait à s’entêter, alors l’aviation du Reichsmarschall Hermann Göring monterait les enchères d’un cran.
Le joker américain
Pourtant, Hitler reste inquiet. Certes, on l’a vu, ce n’est pas la persévérance anglaise à poursuivre la guerre qui hante les nuits du maître du Reich ; ce sont les conséquences de cette persévérance : tant que Londres restera dans la course, il est susceptible d’entraîner à leur tour les Etats-Unis dans la guerre. En effet, tant que s’éternisera le face-à-face anglo-allemand, l’Angleterre continuera d’alimenter son effort de guerre en investissant ses dollars et son or dans l’achat de matières premières et de matériels américains. Or, ces marchandises devront, encore et toujours, traverser l’Atlantique d’ouest en est, avec pour conséquence mécanique que l’Allemagne se verra contrainte d’intensifier sa guerre sous-marine contre ce trafic maritime – avec d’autant plus d’efficacité, d’ailleurs, que la chute récente des ports français occidentaux ouvre désormais en grand aux U-Boote les portes du vaste océan. Néanmoins, Hitler se souvient que pendant la Première Guerre mondiale déjà, c’est cette menace sous-marine allemande contre l’artère économique et commerciale atlantique qui avait fini par aspirer Washington dans le typhon de la guerre en 1917. Si un tel dérapage devait se reproduire, alors les termes de l’équation stratégique changeraient radicalement.
Dans l’hypothèse d’un basculement bis américain dans la guerre, l’addition des poids économiques et militaires des Etats-Unis et de l’empire britannique placerait le Reich dans une situation nettement plus désavantageuse que face à l’addition des poids économiques du Royaume-Uni et de l’Union soviétique. En particulier, du point de vue militaire, Washington mettrait lentement sur pied de puissantes forces militaires que viendraient nourrir, non seulement la démographie et l’industrie états-uniennes, mais en outre, les ressources de tout le continent américain, que la Maison-Blanche a le pouvoir politique de mobiliser (moins celles du Canada, déjà activées par Londres).
Certes, même l’addition des ressources et des forces de l’empire britannique et des Etats-Unis d’Amérique ne suffirait pas à acculer le Reich à une situation de désavantage écrasant, et un face-à-face entre l’Allemagne nazie et une coalition anglo-américaine n’impliquerait pas automatiquement une défaite militaire allemande, loin de là. Cependant, la comparaison quantitative entre les deux masses qui se feraient alors face - les Anglo-Saxons et l’Axe - deviendrait un paramètre qui, à lui seul, ferait basculer toute l’équation stratégique. En effet, dans cette hypothèse-là, Berlin n’aurait d’autre choix que de concentrer l’intégralité de son effort de guerre contre Londres et Washington, et donc de faire son deuil de BARBAROSSA.
En effet, il est évident que si le Reich commettait alors la folie d’ouvrir, de surcroît, les hostilités avec l’URSS aussi, alors cette fois, le déséquilibre global des forces économiques et militaires entre le Reich et les trois ennemis qu’il aurait simultanément deviendrait trop important. Cette triple coalition constituerait une somme trop puissante pour qu’il y ait la moindre chance de la vaincre. Pire : une telle situation augurerait purement et simplement d’une défaite militaire allemande hautement probable. En d’autres termes, le loup allemand peut affronter le bouledogue anglais et l’aigle américain ; ou alors il peut affronter le bouledogue anglais et l’ours russe ; mais le loup ne peut affronter à la fois le bouledogue, l’aigle et l’ours. La conclusion d’Hitler est qu’au total, la simple persistance du Royaume-Uni à s’accrocher à la guerre implique le risque d’une entrée en jeu des Etats-Unis qui, à son tour, implique l’impossibilité de lancer BARBAROSSA.
Tout compte fait c’est à Londres que se joue la question du Lebensraum.
Le jeu de cartes d’Hitler
Cette partie de poker, déjà complexe, s’embrume encore lorsqu’Hitler y ajoute un paramètre supplémentaire : il n’a, au fond, aucune certitude qu’un entêtement britannique, même indéfini, impliquera automatiquement un basculement de l’Amérique dans la guerre. Une irruption de Washington et des deux continents américains dans la guerre n’est en effet qu’une probabilité – même si elle est grande – mais elle n’est pas une certitude. Cette incertitude-là induit elle-même une nouvelle éventualité : le spectre paradoxal d’un Reich qui, ayant échoué à éliminer le Royaume-Uni, en vienne, par prudence élémentaire, à faire son deuil de son offensive à l’Est afin de pouvoir concentrer intégralement ses forces dans une position défensive face à une coalition purement anglo-saxonne qui, peut-être, pourrait ne jamais voir le jour ! Autrement dit, le spectre d’une Allemagne passivement, inutilement barricadée face à un ennemi qui ne ne viendrait pas, et donc privée, par la seule mécanique des probabilités, de toute perspective de passer à l’action contre l’unique ennemi qu’elle s’est désignée : l’Union soviétique. Dans cette hypothèse, le vaste empire oriental tant rêvé se trouverait rétréci à sa partie déjà conquise jusque-là : l’addition, relativement maigre, de la Bohême-Moravie (ex-tchèque) et de la moitié occidentale de la – certes très vaste – ex- Pologne de l’entre-deux-guerres. Un tel Lebensraum au rabais ne représenterait qu’un dixième de l’espace vital fantasmé qui aurait embrassé, dans un élan auguste, la totalité de cette Pologne, plus les pays Baltes et, surtout, tout l’ouest de l’Union soviétique.
Au bilan, la principale inconnue de la grande équation que Churchill persiste à imposer à Hitler réside donc dans la probabilité d’entrée en guerre des Etats-Unis et donc… de la stratégie que poursuit Washington. Or, sur ce point, aucun élément décisif ne permet de deviner si la Maison-Blanche a les yeux tournés vers le Pacifique, la Chine, le Japon, ou bien si elle regarde de l’autre côté, vers l’Europe. Certes, il est peu probable que les triomphes sans appel remportés en Europe par le Reich aient laissé les Américains de marbre ; mais il faut aussi compter avec le fait qu’en Asie, depuis 1937 – soit plus de deux ans avant que l’Allemagne ne se lance à son tour dans la guerre - le Japon s’est engagé dans la pharaonique entreprise militaire de la conquête des régions les plus riches de Chine en matières premières. Or, il se trouve que ces matières premières sont stratégiques pour l’industrie des Etats-Unis. En prime, à la défaite de la France, Tokyo n’a rien eu de plus pressé que de mettre en place une pression politique sur l’Indochine française, qui, non contente de produire à elle seule un vingtième du caoutchouc naturel mondial, se situe en outre sur la route stratégique des richissimes Malaisie britannique et Indes néerlandaises. Le simple bon sens commande donc de considérer que la Maison-Blanche ne peut pas négliger l’enjeu asiatique. Entre l’enjeu extrême-oriental et l’enjeu atlantico-européen, bien malin qui parviendra à deviner dans quelle direction pencheront, en fin de compte, les Etats-Unis. Néanmoins, deux indices indiquent à Hitler qu’à Washington, l’option européenne reste bel et bien ouverte.
Des fantassins de l’armée impériale japonaise juchés sur un véhicule blindé en Chine en 1939
Cash & Carry, la fourchette du cavalier
Le premier de ces deux indices n’est pas, à vrai dire, de toute première fraîcheur puisqu’il date déjà de six semaines seulement après la chute de la Pologne. En novembre 1939 en effet, le président des Etats-Unis Franklin Roosevelt est parvenu à faire voter par le Parlement américain, avec sa maestria coutumière, l’ajout d’une clause très importante au Neutrality Act, la loi de neutralité états-unienne qui bloquait toute exportation d’armement en direction de pays belligérants quels qu’ils soient. Cette nouvelle clause introduit une exception à ce Neutrality Act : si un état, même belligérant, est disposé à payer ses commandes cash – soit en dollars américains, soit en or - et à les transporter lui-même, alors la vente devient légale ; d’où le nom de la nouvelle clause : « payez et emportez », Cash and Carry. Le client potentiel le plus gargantuesque étant de loin le Royaume-Uni, il est dès lors permis, à Berlin, d’estimer très raisonnablement que la Maison-Blanche a, pour le moins, un œil tourné en direction de l’Atlantique et du continent européen.
Certes, la clause Cash & Carry n’est pas qu’une clause militaire. Elle poursuit une double finalité : d’abord un objectif limpide pour tout le monde, celui qui consiste à soutenir l’effort de guerre britannique dans sa lutte pour la suprématie maritime, en premier lieu bien sûr dans l’océan Atlantique, enjeu aussi cher à Washington en 1940 qu’il l’était en 1914 ; mais le Cash & Carry poursuit simultanément un autre objectif, beaucoup moins visible, et à plus long terme. En effet, cette nouvelle clause impose aux clients de l’industrie états-unienne de régler leurs achats uniquement en or ou en dollars américains. Par conséquent – « suivez mon regard » - Londres n’aura d’autre choix que de puiser dans ses réserves d’or et de dollars américains pour payer ses commandes américaines. Or, ces commandes seront forcément volumineuses, situation militaire oblige, et onéreuses aussi, parce que le matériel de guerre est, par définition, cher. Conséquence logique : les réserves d’or et de dollars de la Bank of England vont inexorablement fondre comme neige au soleil. La conséquence attendue par Washington est qu’à court terme, les réserves d’or de la Banque d’Angleterre maigriront à tel point que les miettes qu’il en restera ôteront tout espoir à Londres de mettre à exécution un plan vital à ses yeux : rétablir un jour la convertibilité en or de la monnaie britannique, la livre Sterling [45]. A l’inverse, l’afflux d’or britannique aux Etats-Unis augmentera d’autant la capacité de la Federal Reserve Bank, la Banque nationale américaine, de garantir le maintien de la convertibilité en or du dollar américain. A l’arrivée, la compétition entre la livre Sterling et le dollar des Etats-Unis pour la couronne de monnaie de compte et de change, et de principale monnaie de réserve du monde, se terminera par un K.O. debout pour la monnaie britannique, et donc par une victoire monétaire – donc géopolitique – tectonique pour la monnaie états-unienne. Harry Dexter White, vice-secrétaire américain au Trésor, expliquera, limpide : « La guerre des monnaies est la forme la plus violente de la guerre économique ». Roosevelt et Churchill ont bien sûr parfaitement conscience de cet enjeu de Jugement dernier mais Londres, pris à la gorge par son statut de seul et unique ennemi du Reich alors triomphant, n’a d’autre choix que de passer sous les fourches caudines du strip-tease monétaire que lui inflige la Maison-Blanche [46].
Hitler, dont les questions monétaires ne sont pas la tasse de thé, ne paraît pas interpellé par cet enjeu tectonique qu’il ne mentionne d’ailleurs jamais dans ses conversations, et il est très vraisemblable qu’il ne retienne du Cash & Carry que la boule de neige qui pourrait, peut-être, aspirer Washington dans la guerre. En ce début d’été 1940, son raisonnement est implacable : d’emblée, le surgissement du Cash & Carry du chapeau de Roosevelt ne peut qu’entraîner une croissance boulimique du trafic maritime commercial entre les ports américains et ceux du Royaume-Uni. Cette inéluctable montée en puissance du commerce atlantique ne peut, à son tour, qu’accroître d’autant la valeur stratégique de cette route maritime, tant aux yeux de Washington qu’à ceux de Londres. En parallèle, la vente de matériels américains à Londres ne peut que muscler la puissance militaire britannique. Or, plus l’Anglais montera en gabarit militaire, plus sa capacité à soutenir son effort de guerre augmentera ; et plus Churchill s’accrochera longtemps aux hostilités, plus il y a de chances qu’il finisse par parvenir à y entraîner Washington… Tertio : même la carte de la guerre sous-marine atlantique – atout maître du Reich depuis qu’il a cueilli les ports océaniques français en triomphant à l’Ouest – est à double tranchant. En effet, jouer la lourde menace des U-Boote pour étouffer la perfusion américaine du Royaume-Uni fera grandir d’autant la menace que l’Allemagne nazie fera peser sur cette route atlantique éternellement vitale et dont la valeur a encore augmenté en conséquence de son dopage au Cash & Carry… In fine, par un triple mécanique stratégique, militaire et maritime, cette affaire de Cash & Carry, traduits en termes atlantiques et donc en termes du vieux casus belli entre Berlin et les Anglo-Saxons, sent le soufre. Que ce soufre-là entre en combustion et le Reich devra alors croiser le fer à la fois contre Londres et Washington, et par voie de conséquence, faire son deuil de son grand œuvre nazi, le Lebensraum à l’Est, nœud gordien de toute la problématique.
La marine des deux océans
Le second indice est, lui, nouveau. Un mois après la chute de la France, Roosevelt fait passer encore une nouvelle loi, le Two Ocean Navy Act – la loi de la « marine des deux océans ». Cette loi débloque les importants budgets qu’exigent la conception et la construction d’une future marine de guerre américaine qui soit suffisamment puissante pour pouvoir opérer simultanément dans les océans Pacifique et Atlantique, c’est-à-dire une marine capable de faire face à tous les cas de figure, y compris une guerre sur deux fronts contre le Japon et contre l’Allemagne. Véritable réponse de Normand à la question qui taraude Hitler, l’annonce du Two Ocean Navy Act n’éclaire guère le maître du Reich au sujet des intentions de Washington. Il reste que la nouvelle loi de Roosevelt confirme, si besoin était, que la Maison-Blanche prend très au sérieux l’évolution présente et future de la situation dans l’océan l’Atlantique… et par conséquent en Europe.
…et les élections !
Pour l’heure, en ce début d’été 1940, le Cash and Carry et le Two Ocean Navy Act sont les deux seules cartes visibles du jeu états-unien. Toutes les autres demeurent cachées et bien retournées, et pour cause : le président des Etats-Unis est alors en campagne électorale présidentielle – candidat à sa propre succession. Pour Hitler, il est limpide que les cartes du jeu de la Maison-Blanche, pour l’heure insivibles, ne seront abattues que lorsque Roosevelt aura – hypothèse très vraisemblable - remporté la victoire électorale. Au total, vu de Berlin, le « point météo » sur les intentions américaines reste un sujet de préocupation et d’interrogation central, sans pour autant qu’il n’en ressorte quelque conclusion claire que ce soit [47].
Dans cette incertitude à la fois complexe, opaque et oppressante, toute décision stratégique allemande, quelle qu’elle soit, relève mathématiquement du coup de poker au résultat aléatoire. C’est à force de retourner dans tous les sens cette obsédante équation qu’il va finir par lui trouver une solution.
BARBAROSSA, le jour où Hitler a abattu son jeu
In fine, le kaléidoscope de paramètres que contemple Hitler se résume à un problème unique : lancer le vrai chapitre du Drang nach Osten ou pas, là est la question. Tant que Churchill restera barricadé dans ses îles sans enterrer la hache de guerre, le risque d’une irruption des Etats-Unis dans la guerre en Europe persistera à planer et, pour l’Allemagne, il demeurera trop risqué de s’élancer vers l’Est.
Hitler mène alors le raisonnement suivant : tout d’abord, il est limpide que, dans l’hypothèse où les Etats-Unis décideraient un jour de faire leur apparition sur le théâtre européen, ils ne le feraient qu’à la condition d’y disposer d’au moins un allié ou, pour être plus concret, d’un territoire allié. En effet, mener outre-mer des opérations offensives d’envergure stratégique contre ce qui demeure la plus puissante et la meilleure armée du monde – la Wehrmacht - n’a de sens, a minima, qu’à la condition de pouvoir accéder à au moins un espace géographique terrestre suffisamment vaste pour jouer à la fois les rôles d’espace de stockage logistique, d’espace de rassemblement des forces militaires alliées et de base de départ de futures opérations offensives contre l’Europe continentale. En outre, ce territoire doit impérativement être accessible via l’océan Atlantique et enclin à accueillir des forces américaines. Or, le seul et unique territoire qui réponde à tous ces critères impératifs est celui du Royaume-Uni. Que ce tremplin géographique britannique vienne à être éliminé du jeu et les Américains, qui sont des pragmatiques, ne commettront pas la folie de se lancer, seuls, à l’assaut d’un continent défendu par les forces les plus redoutables du monde, à l’autre extrémité d’un océan, sans base logistique – et sans même l’allié qu’il faut tout de même bien pour justifier politiquement une pareille entreprise. Première conclusion : si Berlin pousse Londres en-dehors de la guerre, le risque américain est éliminé et le Reich peut alors se ruer vers l’Est.
Ensuite – et c’est là le second volet du raisonnement d’Hitler : les forces armées terrestres états-uniennes sont, pour l’heure, très loin de posséder la puissance nécessaire pour se mesurer à la Wehrmacht, et même très loin d’acquérir cette puissance. On ne constitue, n’équipe et n’entraîne pas cent [48] divisions modernes d’un coup de baguette magique ; et l’inexpérience de l’U.S. Army en matière de guerre moderne de mouvement n’est pas pour faciliter une telle entreprise. D’où la deuxième conclusion : non seulement il faut éliminer l’Angleterre, mais de surcroît, il faut l’éliminer avant que les forces américaines n’aient la possibilité d’ouvrir d’éventuelles hostilités contre l’Allemagne.
Reste à quantifier ce « avant que », ce qui revient à deviner combien de temps pourrait prendre, a minima, un réarmement des Etats-Unis suffisamment mûr pour permettre une apparition de l’U.S. Army sur le continent européen. Deux ans ? Trois ? Plus ? Hitler n’en sait rien et, pour l’heure, ses services de renseignement non plus. Le maître du Reich se fie alors à son bons sens et estime, sans grand risque de se tromper, que les forces américaines ont besoin de deux bonnes années avant de s’estimer prêtes à s’aventurer en Europe. Autrement dit, pour ne pas prendre de risque, il faut poser comme hypothèse une possible entrée en guerre de Washington au plus tôt en 1942, ce qui signifie que l’oursin anglais doit avoir été banni de l’arène avant 1942 ; mais comment ?
Le monumental bureau d’Hitler dans la nouvelle chancellerie du Reich. C’est depuis ce trône vaniteux, dont les fenêtre donnent alors sur la grisaille d’un début d'été tiède, voire même frais, qu’Hitler retourne l’échiquier planétaire, cherchant, encore et toujours, la clé du Lebensraum.
A cette question, le maître du Reich voit deux réponses possibles, et même complémentaires. La première ne serait qu’une piqûre de guêpe contre l’Angleterre, violente mais au résultat incertain ; la seconde serait incomparablement plus ambitieuse et plus radicale, mais elle serait assénée avec la force d’un coup de marteau sur la fourmilière européenne, un coup de marteau qui pourrait bien faire basculer toute la donne d’un seul coup.
La piqûre de guêpe consisterait à soumettre l’Angleterre à une pression militaire suffisamment agressive et démoralisante pour l’inciter à jeter le gant. Par quel moyen ? S’agissant des îles britanniques, il n’existe que deux moyens possibles de les attaquer : soit y débarquer pour menacer de les conquérir comme la France a été conquise, soit, sans y débarquer, les rouer de coups par voie aérienne. Or, la puissante Royal Navy règne en maîtresse sur mers et océans, et elle aurait tôt fait de balayer toute velléité allemande de débarquement. L’unique moyen de passer à tabac l’Angleterre est donc d’y lâcher la Luftwaffe pour lui infliger des ravages qui l’incitent à demander grâce et à solliciter la paix ; mais cette méthode laisse Hitler dubitatif. En effet, l’aviation du Reichsmarschall Hermann Göring peut bien matraquer les Anglais autant qu’elle le veut – et qu’elle le peut - elle ne fera que leur infliger des ravages et des deuils qui, pour cruels qu’ils puissent être, ne suffiront en aucun cas à créer les conditions d’une invasion pure et simple du Royaume-Uni, car conquérir l’Angleterre impliquera toujours d’y débarquer. Autrement dit, l’unique carte jouable contre l’Anglais, celle de la Luftwaffe, même si elle porte bel et bien en elle une usure potentielle du nœud gordien britannique, exclut tout triomphe décisif et, par conséquent, n’apporte pas la moindre garantie de quelque renoncement de Londres que ce soit. Tout au plus peut-on ajouter aux raids aériens un simulacre de préparatifs de débarquement menés en fanfare, et dont la menace viendrait s’ajouter au fracas des bombes, mais ce serait miracle si Churchill tombait dans un attrape-nigaud aussi sommaire.
Reste l’autre option, le « grand coup de marteau sur fourmilière » : beaucoup plus ambitieux, plus radical, plus risqué aussi ; mais il pourrait bien, à lui tout seul, résoudre toute l’équation d’un seul coup, en la brisant en mille morceaux. Cette « grande solution » repose sur les supputations d’Hitler quant aux raisons qui motivent l’obstination guerrière de Londres. A ce sujet, le chancelier allemand pense avoir levé un lapin : il soupçonne qu’en dépit des apparences, l’acharnement de Churchill se nourrisse plus de l’éventualité d’une entrée en guerre rapide de l’Union soviétique – qui serait bien entendu automatique dès lors que que l’Allemagne attaquerait à l’Est - que sur une entrée en guerre américaine qui, pour l’heure, persiste à rester une hypothèse.
Certes, en 1939, le IIIe Reich a signé avec l’Union soviétique un pacte mutuel de non-agression ; certes, c’est Hitler lui-même qui est le mieux placé pour savoir que ce pacte n’est qu’un écran de fumée improvisé dans l’urgence et qui n’avait, à l’époque, d’autre but que de couper l’herbe sous les pieds à une dangereuse alliance potentielle entre la France, le Royaume-Uni et l’Union soviétique [49]. Certes, ce tour de passe-passe diplomatique présente une vertu imprévue à l’origine, celle d’inciter les plus angéliques à croire que la guerre entre l’Allemagne et l’URSS n’est pas au programme ; mais Hitler fait le pari que le Lion de Downing Street ne compte pas au nombre de ces ingénus et, qu’en réalité, Londres a très bien compris, tout aussi bien que Berlin, que le pacte germano-soviétique n’est qu’un artifice de circonstance. Le maître du Reich devine que Churchill, lui aussi, voit la réalité stratégique européenne : ce n’est pas au-dessus du Channel que se situe l’enjeu, mais bel et bien, et très précisément, sur les plaines et dans les forêts de l’Est.
Hitler en déduit que derrière les apparences, le Royaume-Uni poursuit bien plus une « stratégie russe » qui lui apporterait l’allié puissant et immédiat qu’il convoite, qu’une « stratégie américaine » qui pourrait bien finir en arlésienne. Le raisonnement du chancelier pourrait certes paraître extravagant ; ce serait oublier qu’au sujet précis de la position britannique à cet instant de la Seconde Guerre mondiale, Churchill lui-même écrira : « Nous […] poursuivîmes […] une patiente politique pour essayer de rétablir entre la Russie et nous des relations de confiance, en comptant sur la marche des événements et sur l’antagonisme foncier entre la Russie et l’Allemagne » [50] et, plus loin : « Il était évident qu’Hitler avait besoin d’en finir avec la guerre à l’Ouest. Il était en mesure d’offrir les conditions les plus tentantes. A ceux qui, comme moi, avaient observé toutes ses initiatives, il ne paraissait pas impossible qu’il consentît à laisser intacts l’Angleterre, son empire et sa flotte, pour conclure une paix qui lui aurait laissé cette liberté d’action à l’Est […]. L’Amérique était restée à l’écart [...] » ; paix que Churchill s’empresse de jeter dans la catégorie des impossibilités stratégiques [51]. Néanmoins, le portrait que le Premier ministre lui-même fait de la situation montre explicitement qu’à ce moment-là, c’est bien sur Moscou, et pas sur Washington, que compte Londres. Par conséquent, le véritable coup de poker que mijote Hitler consiste non pas en une hypothétique lassitude britannique face aux coups de poignard programmés de la Luftwaffe, mais bel et bien en le déclenchement pur et simple de l’opération BARBAROSSA.
Hitler y voit un magistral coup double, et même triple : si, à la Saint-Sylvestre 1941, la Wehrmacht a balayé l’Armée rouge, alors le Russe, unique allié immédiatement palpable des Anglais, est hors-jeu ; voilà, dès lors, réalisé le grand rêve de l’espace vital à l’Est, et voilà le Reich propulsé à la tête de son immense empire européen porté à son extension maximale, des rives de l’océan Atlantique jusqu’à l’embouchure du Don. Voilà, par voie de conséquence, la petite Angleterre seule et nue aux pieds du moloch nazi, puisqu’il est exclu que les Etats-Unis soient déjà en mesure de se risquer dans des batailles européennes. Ni les ressources de l’empire d’Albion, ni - encore moins - les capacités de ses forces armées, ne suffiront pour lui donner le plus minuscule espoir de triomphe. Londres se trouvera, par là, démuni de toute motivation de poursuivre la guerre et n’aura donc plus, pour seule et unique issue, que de parler de paix. Autrement dit : la Russie éliminée, l’Angleterre est éliminée. Et, pour finir, l’Angleterre éliminée, voilà les Etats-Unis mécaniquement paralysés, donc eux aussi éliminés dans la foulée.
En un mot : c’est toute la guerre qui est gagnée.
Seulement voilà : ce colossal coup de poker présente un talon d’Achille majeur : si d’aventure, le Rouge s’avérait une noix plus dure que prévue à casser, alors le Reich obtiendrait l’effet exactement inverse, à savoir une éternisation de la guerre entre l’Allemagne et la Russie, avec pour conséquence un maintien de l’Angleterre dans le conflit et - conséquence de la conséquence - une irruption de plus en plus possible des Etats-Unis ; autrement dit, une guerre sur deux fronts contre trois puissants ennemis, le pire des cauchemars. Pour conjurer ce spectre, Hitler va, là encore, trouver une réponse. Cette réponse tient en une phrase unique : terrasser l’Armée rouge en 1941, en une seule campagne.
Témérité, aveuglement ? Le maître du Reich a affûté ses arguments de longue date : d’emblée, le judéo-bolchevisme est une chimie contraire à la nature humaine, et le sang simple et sans détours du moujik, du fond de sa forêt ou de sa steppe, ne peut que l’avoir perçu et ne peut que souhaiter la mise à mort de ce régime. D’un point de vue plus terre à terre, l’Armée rouge est un colosse aux pieds d’argile : l’hiver précédent, au cours de la guerre russo-finlandaise, la piétaille anonyme du titan bolchevique a dû endurer plus de trois mois de combats surhumains pour parvenir à faire plier le lilliputien finnois. Or, avec BARBAROSSA, les Rouges se trouveront face à un ennemi autrement plus trapu : la Wehrmacht, la meilleure armée du monde ; l’armée qui, en six semaines, a balayé la France qui avait tenu tête, quatre années durant, au Kaiser Guillaume II ; l’armée dans les veine de laquelle coule le sang de la race des Seigneurs. Certes, qu’Hitler se trompe et voilà l’Allemagne dans de beaux draps ; mais il fait le pari qu’« un coup de pied dans la porte de toute cette baraque et elle s’effondrera comme un château de cartes », selon la formule qu’on lui prête et qui, en tout cas, circulera dans les hautes sphères du Reich. S’il a raison, 1941 sera le millésime qui scintillera durant mille ans au firmament du Reich. Le quitte ou double est abyssal, mais les pronotsics semblent encourageants, le gain potentiel est vertigineux et le jeu en vaut donc la chandelle. La décision d’Hitler est prise.
Pour ne rien laisser au hasard, il va toutefois jouer ses deux cartes à la fois ; ou plutôt l’une après l’autre. Dans l’immédiat, il va lancer l’hameçon de la bataille aérienne au-dessus de l’Angleterre. Bien qu’il n’y place guère d’espoirs fous, il serait bête de se priver de cette précaution. Parallèlement à la bataille d’Angleterre, et quelle que soit l’évolution de ce qui ne sera finalement qu’une botte d’escrime, préparer l’opération BARBAROSSA. Le maître du Reich va donc établir un calendrier : dans un premier temps, lâcher la Luftwaffe contre l’Angleterre, tout en concentrant à l’Est, le plus discrètement possible, les forces les plus puissantes possibles afin de maximiser les chances allemandes d’abattre le Russe en une seule et unique campagne, foudroyante. Quant à la Luftwaffe, elle demeurera provisoirement à l’Ouest pour fondre sur l’Angleterre. Ensuite, quelle que soit l’issue de ce duel aérien, elle migrera massivement à l’Est pour couvrir BARBAROSSA depuis le ciel.
La conférence du Berghof
31 juillet 1940. Alors que les aviateurs de Göring font monter en puissance la bataille aérienne d’Angleterre comme ils le peuvent face à une météo qui leur fait grise mine, Hitler organise une réunion au sommet au Berghof, sa résidence secondaire dans les Alpes. Sont notamment présents : le chef d’état-major de la Wehrmacht et son adjoint ; le chef d’état-major de l’armée de terre, et le commandant en chef de la Kriegsmarine. Décision est prise : retrousser immédiatement ses manches pour se mettre au travail sur les plans de l’opération BARBAROSSA. Le cœur du planning est un passage à l’attaque en Russie au printemps 1941. Dans son Journal, Franz Halder, alors chef d’état-major de l’armée de Terre, couche noir sur blanc les paroles du Führer : « L’espoir de l’Angleterre réside dans la Russie et l’Amérique. Si l’espoir de la Russie disparaît, disparaît aussi son espoir en l’Amérique […]. Le facteur Russie est celui sur lequel l’Angleterre mise le plus. La Russie battue, le dernier espoir de l’Angleterre est liquidé […]. Décision […] : la Russie doit être liquidée. Printemps 1941 ». Subsidiairement, Hitler note que l’élimination de la Russie renforcera mécaniquement la position du Japon en Extrême-Orient et que, dès lors, l’empire du Soleil levant se trouvera en position avantageuse pour tenir la dragée haute aux Etats-Unis, ce qui diminuera d’autant l’envie des Américains d’aller guerroyer en Europe.
La conférence du Berghof du 31 juillet.
L’état-major allemand au travail
La stratégie du Reich est donc fixée : abattre l’Armée rouge d’un seul coup, dès la fin de la bataille d’Angleterre et quel que soit son résultat. La clé de sol du plan BARBAROSSA tient donc en un mot unique : rapidité. C’est en s’appuyant sur cette base que les généraux d’Hitler imaginent une campagne en deux phases distinctes et successives.
Dans un premier temps : exterminer le gros de l’Armée rouge à l’ouest d’une ligne géographique nord-sud choisie arbitrairement et matérialisée par les fleuves russes Dvina et Dniepr qui, à eux deux, dessinent une ligne quasi-continue qui relie la mer Baltique à la mer Noire. En effet, les amonts de ces deux fleuves sont tous deux situés au milieu de la longueur du futur front russe, et ne sont séparés entre eux que par un étroit interfluve de 50 kilomètres de large. Depuis ce point géographique, la Dvina coule vers le nord et la mer Baltique, et le Dniepr vers le sud et la mer Noire. L’ensemble fluvial Dniepr-Dvina constitue donc bel et bien une « frontière naturelle » identifiable. Qui plus est, il est commodément localisé géographiquement puisque l’espace géographique dont ils constitue la frontière orientale comprend à la fois l’espace frontalier immédiat dans lequel le gros de l’Armée rouge est très vraisemblablement rassemblé, ainsi que, derrière lui, l’espace suffisant pour détruire ce gros en l’empêchant de replier des forces vers l’est pour poursuivre le combat.
Dans un second temps, une fois le gros de l’Armée rouge rayé de la carte, mener, à l’est de la ligne Dniepr-Dvina, un nettoyage systématique et de détail des miettes des forces soviétiques jusqu’à une ligne Leningrad-Moscou-fleuve Don. A l’issue de cette seconde phase, l’Armée rouge aura cessé d’exister en tant qu’armée et le Lebensraum germanique sera devenu une réalité. L’Angleterre n’aura plus qu’à jeter le gant et les Américains à classer l’affaire de la guerre mondiale.
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D’ici là, et le lendemain même de la conférence historique du Berghof qui a donné le coup d’envoi aux préparatifs de l’opération, Hitler signe, le 1er août, la directive numéro 17 qui durcit d’un cran la bataille aérienne d’Angleterre en étendant la portée des bombardements aériens allemands jusque vers l’intérieur des terres de l’Angleterre. Cela étant fait, le surlendemain 2 août, la Wehrmacht reçoit l’ordre d’augmenter le nombre de ses divisions de 50 %, de doubler le nombre de ses divisions blindées et de se préparer à mettre en branle, dès l’automne, la migration vers l’Est des forces allemandes. Les relations entre Moscou et Berlin se tendent au point qu’au mois de novembre, le ministre des Affaires étrangères soviétique, Viatcheslav Molotov, arrive à Berlin en fronçant les sourcils pour parler à Hitler ; mais il n’en tire rien, et pour cause : le jour même de l’arrivée du ministre de Staline dans la capitale allemande, Hitler a ordonné : « Quel que soit le résultat de ces discussions, il faut poursuivre les préparatifs à l’Est déjà ordonnés oralement ». Après le départ de Molotov, Hitler répète aux commandants en chef de l’armée de Terre, de la marine et de la Luftwaffe, le 23 novembre : « On ne peut s’assurer du Lebensraum que par l’épée. C’est une lutte des races qui a éclaté […] ». Le 18 décembre, il signe la directive numéro 18 qui donne l’ordre, cette fois officiel - mais toujours secret, de préparer et de lancer l’opération BARBAROSSA. Aux cent quarante divisions allemandes qui participeront à cette immense entreprise s’adjoindront trente-cinq divisions roumaines, finlandaises et slovaques. Le 30 mars 1941, Hitler réunit à la chancellerie du Reich les cent généraux qui seront aux commandes de BARBAROSSA et il leur donne le ton de la conquête du Lebensraum : « il s’agit d’un combat d’extermination ». Le mois suivant, la Wehrmacht donne à son tour ses propres ordres, destinés à préparer les esprits : « chaque situation de combat doit être menée avec une volonté de fer jusqu’à l’anéantissement total de l’ennemi ». Le 28 avril, le général Eduard Wagner, futur responsable de la logistique de BARBAROSSA, signe avec Reinhardt Heydrich, chef suprême de l’appareil de répression de la SS, l’accord qui établit le cadre de la future collaboration entre la Wehrmacht et les SS-Einsatzgruppen, ces bataillons spéciaux qui seront chargés du pilotage et de l’exécution des opérations d’extermination en Russie. L’accord est bientôt contresigné par le commandant en chef des forces armées allemandes, le Maréchal Walter von Brauschitsch. Quelques jours plus tard, le 2 mai, un aréopage de hauts fonctionnaires et de généraux allemands se réunit pour définir les grandes lignes de l’exploitation économique du futur Lebensraum. Cette exploitation devant servir en priorité à nourrir les Allemands, il est calculé qu’elle entraînera la mort par la faim de plusieurs millions d’autochtones. [pointer sur FT Erich Koch et l’économie sociale]. Les détails en sont mis au point dans un projet directeur le 26 suivant.
Vingt-sept jours plus tard, le 22 juin 1941 à 03 :00 heure de Berlin, 04 :00 heure de Moscou, alors que le ciel russe bleuit lentement après une nuit d’été chaude et étouffante, les éclats de lumière et le tonnerre de l’artillerie déchirent le silence sur mille six cents kilomètres de longueur de front.
BARBAROSSA commence.
A suivre…
Pierre Bacara
Version du 14 août 2022
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Sources principales
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[1] Plusieurs sources orales nous ont affirmé qu’en réalité, les chasseurs Yak-3 à bord desquels les pilotes du Normandie-Niémen vont rentrer en France ne sont pas ceux qui leur ont été livrés en août 1944 et à bord desquels ils ont combattu depuis, mais qu’il s’agit d’exemplaires neufs : nous n’avons trouvé aucune confirmation écrite de cette information. Elle est cependant plausible car le jour de la capitulation des armées du Reich, les chasseurs du « Neu-Neu » ont huit mois de guerre dans les ailes : ils ont participé à deux campagnes militaires et à sept opérations offensives de l’Armée rouge contre le groupe d’armées Nord de la Wehrmacht, menant à répétition de sauvages combats aériens au cours desquels leurs pilotes les ont poussés sans hésiter jusqu’à leurs limites extrêmes. Ces avions sont donc très fatigués, et l’hypothèse d’une subsitution de dernière minute par des exempleires neufs est de bon sens. La question reste donc ouverte. [ Retour au texte ]
[2] Les quatorze pilotes « fondateurs » du Normandie-Niémen sont en effet tous des vétérans d’une ou de plusieurs des campagnes suivantes : la campagne de l’Ouest de 1940, la campagne d’Afrique équatoriale de la même année, la guerre aérienne à l’Ouest entre la Royal Air Force et la Luftwaffe, la campagne de Libye et d’Egypte, et deux d’entre eux ont en outre l’expérience de la chasse de nuit. L’unique exception est Yves Bizien, dit le « p’tit Bizien » ou « La Bise », un Normand de vingt-et-un ans travailleur et timide. Breveté pilote de chasse en Angleterre après s’être évadé de France en 1940, il y était resté instructeur. Lorsqu’il a appris l’imminence de la création du groupe Normandie, il s’y est glissé afin de croiser enfin le fer, enfin, avec la Luftwaffe. [ Retour au texte ]
[3] Les Tigres volants, en anglais Flying Tigers, sont un groupe de chasse des forces chinoises puis américaines créé en 1941 et commandé par l’Américain Claire Lee Chennault. Exclusivement composé de mercenaires américains à sa création, il affrontera les Japonais en Chine et en Birmanie pendant toute la Seconde Guerre mondiale. A leur sujet, on peut noter l’anecdote suivante : en 1942, Pierre Pouyade, futur deuxième commandant historique du Normandie-Niémen, se lance dans une épique évasion d’Indochine vichyste à bord d’un avion volé. A court d’essence, il pose son avion dans un champ chinois. Capturé et menacé par les paysans, il est sauvé du lynchage par… des soldats d’un poste d’observation avancé des Tigres volants…
Une formation des Tigres volants au-dessus de la Chine en 1942
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[4] Le Baron rouge est le surnom donné au baron allemand Manfred von Richthofen, le plus grand as de la chasse de la Première Guerre mondiale toutes nations confondues. Au cours de la Grande Guerre, les aviateurs allemands prennent l’habitude de peindre leurs avions de couleurs vives et variées, donnant à leurs escadrilles des apparences de « cirques volants » : l’escadrille du baron von Richthofen ne fait pas exception à la coutume.
Le cirque volant du baron rouge
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[5] De la célèbre citation de Winston Churchill, jamais à court de formules prodigieusement inspirées et qui, concluant la bataille d’Angleterre en 1940, résume d’un seul souffle : « Never in the field of human conflicts was so much owed by so many to so few » : « Jamais, dans l’histoire des conflits humains, autant d’hommes n’auront dû autant à si peu ».. [ Retour au texte ]
[6] Pour raison garder au sujet d’une armée allemande dont le curriculum vitae criminel est si insondable qu’il n’est nul besoin d’en infliger une caricature superflue, signalons l’expérience inverse de Pierre Bleton. Au cours d’une bataille aérienne, alors qu’il vient d’abattre un chasseur de la 51e escadre de la Luftwaffe - remportant sa septième victoire - il est piégé par l’as allemand Joachim Brendel. Sautant en parachute de son chasseur fumant prêt à exploser, Pierre Bleton est capturé et identifié comme pilote du Normandie-Niémen. C’est alors qu’apparaît Joachim Brendel en personne, qui « kidnappe » le pilote français et l’invite à sa base aérienne. La police militaire de la Wehrmacht, sur les dents, ne tarde pas à retrouver la piste du « franc-tireur » français mais elle se heurte à Brendel qui s’interpose. Face à un vétéran de la Luftwaffe titulaire de cent quatre-vingt-cinq victoires et décoré de la croix de chevalier avec feuilles de chênes, les limiers reculent. Pierre Bleton aura la « chance » d’être envoyé dans un camp de prisonniers où il rejoindra d’autres aviateurs alliés. [ Retour au texte ]
[7] Ce sont les volontaires venus d’Angleterre qui ont fait le voyage le plus long. Ceux-là sont tous des vétérans français de la Royal Air Force britannique qui ont affronté la Luftwaffe au-dessus de la Manche et de la France occupée. Leur périple à destination de l’URSS a commencé au mois d’août. Quelques semaines seulement avant leur départ, un événement a bouleversé l’itinéraire du voyage : l’expédition du convoi naval britannique PQ-17 destiné à l’Union soviétique à travers l’océan Arctique, qui s’est achevée en carnage. Les deux tiers de ses navires ont été envoyés au fond de l’océan par les sous-marins de la Kriegsmarine et par les avions de la Luftwaffe basés en Norvège. Suite à cette tragédie, les Britanniques ont ordonné la fermeture de la route maritime arctique devenue impraticable. Pendant près de deux mois, l’unique parcours qui reliait encore le Royaume-Uni à l’Union soviétique a été celui – néanmoins très périlleux lui aussi – qui passe par le redoutable océan Atlantique, lui aussi hanté par les sombres silhouettes des sous-marins allemands, puis par le Nigeria, le Congo, l’Ouganda, le Soudan, l’Egypte, le Liban, la Syrie et l’Iran. Les volontaires venus d’Angleterre étant partis précisément pendant cette période de « black out », il leur a fallu endurer un voyage de quelque 17 000 kilomètres au total. Les autres volontaires du Normandie sont ceux qui viennent du groupe de chasse français libre GC 1 Alsace (No. 341 Squadron de la RAF) qui a combattu sur les front libyen et égyptien. [ Retour au texte ]
[8] Depuis août 1941. [ Retour au texte ]
[9] Le Lissounov Li-2 est l’avion de transport standard des VVS, les forces aériennes soviétiques. Il s’agit de l’avion civil et militaire américain Douglas DC-3, connu aussi sous le nom de Dakota dans la Royal Air Force et de C-47 dans l’U.S. Army Air Force. Le Li-2 est construit sous licence, remotorisé avec des moteurs soviétiques Chvetsov en lieu et place des moteurs américains Pratt & Whitney des DC-3 et C-47. [ Retour au texte ]
[10] Dont Michel Schick, vingt-quatre ans, moscovite de naissance. Son parcours est un roman à lui seul. Son père, riche négociant de Moscou au moment de la révolution de 1917, a été arrêté comme ennemi du Peuple par la police bolchévique puis déporté dans le grand Nord alors que son fils Michel n’avait que cinq ans. Or, la mère de Michel a suivi son époux à la trace jusque dans le grand nord, son petit garçon sur les talons, avec en tête un plan d’action audacieux : faire évader son mari puis fuir à trois la toute jeune Union soviétique pour Paris. Le plan a réussi de A à Z et les trois fugitifs se sont ajoutés à la cohorte des « Russes blancs » immigrés en France en grand nombre par contrecoup de la révolution puis de la guerre civile russes.
Dix-huit ans plus tard, voilà Michel Schick, entre-temps naturalisé français et devenu jeune étudiant à Science-Po Paris, où il est surpris par l’offensive allemande du 10 mai 1940. N’ayant réellement connu pour seule patrie que la France, il tente de s’engager dans l’armée pour se joindre au combat ; mais un recruteur perspicace détecte la consonance juive de son nom de famille et lui conseille plutôt de fuir vers le sud à la recherche d’une perspective de lutte plus pertinente que celle d’être capturé au front pour devenir prisonnier juif des nazis.
Michel Schick
Michel part donc pour Bordeaux où vit alors son père, qui lui annonce avoir entendu à la BBC, la veille même, qu’un « un général français, demande aux volontaires de le rejoindre à Londres ». « Tu devrais peut-être y aller ! », lui suggère la voix paternelle. Le 21 juin, le fugitif parvient à embarquer à Saint-Jean-de-Luz, au Pays basque, à bord du navire mixte paquebot-cargo polonais Sobieski, en même temps que deux mille soldats polonais mais, surtout, avec deux jeunes compagnons de rencontre qui marqueront sa vie : Albert Mirlesse, vingt-cinq ans, et Jean de Pange, vingt-trois. Les trois garçons l’ignorent mais le Sobieski transporte également un certain Maurice Schumann qui deviendra l’une des grandes voix radiophoniques de la France libre. Tous trois rêvent de s’engager dans la Royal Air Force pour devenir pilotes de chasse mais, une fois à Londres, c’est pour les Forces aériennes françaises libres qu’ils se portent volontaires.
Ils y sont affectés à la toute première unité combattante F.A.F.L., un rassemblement aérien hétéroclite baptisé Groupe Mixte de Combat n°1 (GMC 1). Sa première campagne doit être l’opération MENACE, l’expédition militaire navale anglo-gaulliste qui va tenter de rallier à la France libre le Sénégal français resté fidèle à Vichy. MENACE est menée en septembre mais elle est un échec cinglant. Ses Français libres se rabattent alors - les avions du GMC 1 toujours démontés à bord des navires - sur le Cameroun, l’un des territoires de l’Afrique Equatoriale française qui ont à l’inverse basculé dans le camp de la France libre. L’objectif est cette fois de conquérir le Gabon, un territoire de l’A.E.F. lui aussi fidèle à Vichy. Voilà bientôt Michel Schick et ses deux camarades à la base aérienne camerounaise de Kribi, au bord de l’océan, en pleine saison des pluies. Ils y font la connaissance d’un jeune pilote de chasse français libre fraîchement breveté du nom de Roland de la Poype, qu’ils reverront lui aussi…
Kribi, Cameroun : un décor inattendu pour un garçon décidé à en découdre avec le Troisième Reich ; mais il était décidément écrit que la destinée des Français libres ne connaîtrait pas de frontières géographiques.
Michel Schick et ses trois camarades ont participé au remontage des avions mais il est le seul des quatre à n’avoir pas la chance de faire partie du personnel volant du GMC 1. Les destins continuent de s’entrecroiser : parmi les avions se trouve un chasseur Dewoitine 520 testé, après son remontage, par Albert Littolff, futur commandant en second du Normandie... Michel Schick ne se décourage pourtant pas et, après l’épique succès de l’opération du Gabon et le ralliement du territoire au camp de la France libre, le jeune homme postule pour l’école de pilotage de l’Oubangui, toujours en A.E.F, où il est admis. A l’été 1941, il obtient enfin son brevet de pilote militaire et il est accepté pour une école de chasse de la Royal Air Force, en Grande-Bretagne - où son ami Albert Mirlesse a entre-temps été rapatrié pour cause de maladie tropicale. A l’issue d’un long périple par le Nigéria puis par l’Atlantique toujours infesté de sous-marins allemands, Michel Schick atteint l’Angleterre ; début 1942, le voilà dans un camp militaire en attente de sa place en école. C’est là qu’au mois de mai, il reçoit une convocation du chef du service de renseignement des FAFL, qui se trouve être… son ami Albert Mirlesse !
Ce dernier lui explique que les seules places d’élèves pilotes de chasse disponibles sont alors au Canada, que les listes d’attente sont longues mais… qu’il est, pour sa part, en train de constituer le troisième groupe de chasse des FAFL, pressenti pour servir dans l’Armée rouge en Russie ; que par ailleurs, le troisième membre du trio du Sobieski, leur ami Jean de Pange, lui aussi rapatrié en Angleterre, s’y est déjà engagé quelques jours plus tôt. Albert Mirlesse propose donc tout naturellement à son camarade d’épopées africaines d’intégrer le GC 3 en tant qu’officier de liaison – ses solides notions de russe y seront précieuses – mais aussi comme pilote de liaison en attendant de pouvoir y devenir pilote de chasse. Michel Shick accepte instantanément. C’est ainsi que, ce samedi 28 novembre 1942, il fait partie des quarante-trois Français qui atterrissent à Bakou. [ Retour au texte ]
[11] Les deux pays européens où l’hiver 1942-1943 est le plus froid sont précisément… la France et la Russie. Dans la semaine de l’arrivée du Normandie en Russie, les températures descendent jusqu’à -12 °C à Clermont-Ferrand. Pendant la même période, Berlin et Londres connaissent à l’inverse un début d’hiver sans mauvaise surprise qui tranche avec les terribles hivers de 1939-1940 et 1941-1942 en Europe. [ Retour au texte ]
[12] Aujourd’hui Oural. La ville a été fondée par les Mongols de la Horde d’Or au temps des croisades avant de devenir une importante ville cosaque où Léon Tolstoï a séjourné pour préparer son roman Les Cosaques. En ce mois de novembre 1942, le panache romanesque d’Ouralsk, située à cinq cents kilomètres du front, s’est effacé devant les urgences du moment puisque désormais, elle n’abrite pas moins de vingt hôpitaux militaires pour les blessés du front.. [ Retour au texte ]
[13] Neuf jours seulement après l’annonce de l’armistice par le Maréchal Pétain le 17 juin 1940, Joseph Risso s’est évadé d’Afrique du Nord par la voie des airs, avec deux camarades à son bord, destination de Gibraltar. Contraints à un atterrissage forcé en territoire espagnol, les trois hommes ont été capturés puis internés. Ils devaient être expulsés vers la France pour y être jugés comme déserteurs mais le jeune Marseillais est parvenu à obtenir des faux papiers grâce auxquels il s’est à nouveau évadé, d’Espagne cette fois. Parvenu à Londres en septembre 1940 – en pleine bataille d’Angleterre - il s’y est porté volontaire pour les forces françaises libres, qui l’ont envoyé refaire toute sa formation dans des écoles britanniques comme l’exige la Royal Air Force. Onze mois plus tard, il était intégré dans un Squadron britannique comme pilote de chasse de nuit. Dès la création du groupe Normandie, il s’est porté volontaire pour en faire partie.. [ Retour au texte ]
[14] En ce 28 novembre, les pilotes français ignorent qu’un jour, leur unité portera le nom de Normandie-Niémen. Pour l’heure, elle est encore le groupe de chasse Normandie des Forces aériennes français libres, et l’eskadrilia indépendante Normandia dans les VVS. L’eskadrilia ne deviendra un polk, un régiment, qu’en 1943. Et ce n’est qu’en 1944 que le groupe/régiment Normandie/Normandia prendra le nom de Normandie-Niémen, alias Normandia-Niéman. [ Retour au texte ]
[15] Le jeune Roland de la Poype est à lui seul une incarnation du caractère chamarré du Normandie-Niémen. Le garçon qui, ce 28 novembre 1942, va remonter à bord d’un avion frappé de l’étoile rouge de l’Union soviétique révolutionnaire est un aristocrate élevé dans des châteaux d’Auvergne et d’Anjou. C’est grâce à l’Aviation populaire créée par le gouvernement communiste et socialiste de Léon Blum que le jeune héritier du comte Xavier Paulze d'Ivoy de La Poype, épris d’aviation et rêvant des grands noms du ciel, des Fonck, Nungesser, Guynemer, Guillaumet et autres Mermoz, a appris, à quinze ans, à piloter des avions de tourisme. A dix-neuf ans, il abandonne sa prépa math pour signer son engagement dans l’armée de l’Air et, le 10 mai 1940, l’éclatement de l’offensive d’Hitler à l’Ouest le trouve en école de chasse. Un mois et demi plus tard, le lendemain même de l’allocution du Maréchal Pétain appelant à baisser les armes, et trois jours avant la remise des insignes de pilote de chasse aux nouveaux brevetés, l’un de ses camarades de promotion entend à la BBC l’appel lancé depuis Londres par le général de Gaulle. Voilà une ribambelle d’une quinzaine de jeunes gens (dont le Breton Yves Mahé, lui aussi futur pilote du Normandie-Niémen) en route vers le sud, vers le port de Saint-Jean-de-Luz au Pays Basque où, dit-on, se trouvent les navires en partance pour l’Angleterre. La traversée se fait au milieu d’une masse de soldats polonais, mais aussi en compagnie d’autres volontaires de la France libre, dont le précieux juriste René Cassin qui élaborera les accords entre la France libre et le Royaume-Uni. Roland de la Poype et ses camarades signent leur engagement dans les Forces aériennes française libres au début du mois de juillet. Comme pour beaucoup des premiers volontaires des F.A.F.L., sa première affectation est celle du Groupe mixte de combat n° 1 (GMC 1) – la toute première unité FAFL – et sa première aventure est celle de l’opération navale anglo-gaulliste MENACE, lancée par la France libre et le Royaume-Uni pour faire basculer le Sénégal français du côté de la France libre. Après le cuisant échec de l’opération, les Français libre de MENACE se détournent en direction du Gabon, dernier territoire de l’Afrique équatoriale française à rester fidèle au gouvernement de Vichy. Dans le territoire français libre du Cameroun, mitoyen au territoire du Gabon vichyste, c’est à Roland de La Poype qu’est confiée la mise en place de la base aérienne de Kribi, au bord de l’océan. Là, le jeune pilote de chasse fait la connaissance de son aîné Albert Littolff, futur commandant en second du Normandie. La rocambolesque expédition équatoriale du Gabon, cruelle, aussi, car elle verra les premiers affrontements entre Français libres et vichystes, est néanmoins un succès complet à l’issue duquel Roland de La Poype est rappelé en Angleterre. Il y parvient en plein Blitz, l’offensive nocturne des bombardiers de la Luftwaffe qui écrasent les grandes villes anglaises à la bombe incendiaire. Là, il apprend qu’en juin précédent, son père a été tué en affrontant la Wehrmacht. Cette blessure affective aiguise encore sa détermination à se battre. Il est envoyé en formation de pilote de chasse de la Royal Air Force, où il retrouve son compagnon de désertion Yves Mahé et où il fait la connaissance du Marseillais Joseph Risso, un autre futur « Normandie-Niémen ».
Début 1942, Roland de La Poype, re-breveté, est intégré à l’un des plus célèbres groupes de chasse de la RAF. Il s’agit du No. 602 Squadron « City of Glasgow », essentiellement composé de pilotes du Commonwealth et placé sous les ordres du grand as irlandais « Paddy » Finucane.
« Paddy », vingt-cinq victoires, pilote un chasseur Spitfire frappé d’un trèfle irlandais et mène ses hommes avec une maestria que scrutent et applaudissent les Anglo-Saxons et leurs médias. Ses succès lui ont valu de prendre le commandement - en plus de celui du « 602 » - de tous les Squadrons de chasse de Hornchurch, la grande base de l’est de Londres. Entre autres faits d’armes, le Wing Commander a envoyé au tapis en combat aérien rien moins qu’Adolf Galland, le plus grand as de la chasse allemande. Commandant chaleureux, il apprécie vite le nouveau venu, décontracté et sans complexe. Les deux hommes, qui ont le même âge, nouent une amitié fraternelle et le Français devient l’ailier de son supérieur. Le 13 avril 1942, au cours d’un combat aérien, Roland de La Poype remporte sa première victoire contre un chasseur allemand ; mais le 15 juillet suivant, au retour d’une périlleuse mission au-dessus du sol français, le Spitfire de Finucane est frappé par les défenses aériennes allemandes. Un ultime message radio (« This is it, chaps… », « Et voilà, les gars… »), et le Spitfire s’abîme corps et biens dans les flots de la Manche. Roland de la Poype est effondré.
« Paddy » Finucane dans son Spitfire frappé du trèfle irlandais
C’est alors que le mois suivant, un envoyé de la France libre fait son apparition au « 602 », où il trouve le jeune Français toujours abattu par le deuil de feu « Paddy » Finucane. Le visiteur, qui mène alors une tournée des pilotes français libres isolés dans des unités de la RAF, signale à Roland de La Poype que les FAFL sont en train de mettre sur pied un troisième groupe de chasse français libre, appelé à combattre « à l’étranger ». Ce n’est qu’à la fin du mois que la destination du nouveau groupe lui est révélée : le front russe. Roland de La Poype résumera : « Hitler, jusque-là invaincu, n’est pas parvenu à venir à bout de la résistance acharnée de l’Armée rouge. Moscou n’est pas tombée, pas plus que Leningrad dont le siège est devenu le symbole de la résistance soviétique à l’agresseur nazi. En ce mois d’août 1942, le dictateur allemand a les yeux tournés vers Stalingrad […]. Sur terre comme dans les airs, l’URSS est en feu. Si l’on m’avait dit, quelques mois plus tôt, qu’une poignée de pilotes français allaient être jetés dans ce brasier, j’aurais eu du mal à le croire ». [ Retour au texte ]
[16] Aujourd’hui Atyraou, en République du Kazakhstan, Gouriev a été érigée au temps de Louis XIV par le tsar fondateur de la dynastie des Romanov, celle-là même qui a été abattue par les bolcheviks en 1918. [ Retour au texte ]
[17] Borchtch (prononcer "bortch") et kotliéti figurent au rang des incontournables de la cuisine russe. Le borchtch est un potage chaud et consistant que l’on prépare à partir d’une base de soupe de betterave rouge, à laquelle on peut ajouter une large panoplie d’ingrédients – dont, typiquement, de la crème fraîche. Les kotliéti, malgré la consonance de leur nom, n’ont rien à voir avec des côtelettes. Ce sont des boulettes préparées à partir de viande blanche (volaille, porc ou veau) hachée, de crème fraîche, de mie de pain, d’oignons et d’épices. Leur taille varie selon l’inspiration du cuisinier, depuis celle d’une grosse boulette kefta jusqu’à celle d’un hamburger. Moins croustillantes et moins épicées que les boulettes kefta, elles sont plus onctueuses et leur goût est plus forestier.. [ Retour au texte ]
[18] Au Stalag 342 de Molodetchno, en Biélorussie, jusqu’à deux cents prisonniers de guerre ont succombé quotidiennement à une mort lente par privation d’alimentation. Certains d’entre eux ont même supplié les soldats de la Wehrmacht de les achever. Les prisonniers qui n’avaient plus la force de se lever étaient jetés, mourants, sur des amoncellements de cadavres. Dans les camps de prisonniers soviétiques de la région de la lande de Lunebourg, en Basse-Saxe, sur les quelque 45 000 prisonniers arrivés en 1941, il n’en restait plus que 6 000 encore en vie au printemps 1942. [ Retour au texte ]
[19] La puissance du redémarrage de 1942 est variable selon les secteurs. Si la production d’artillerie et de chars n’a jamais cessé d’augmenter malgré le déménagement (les usines non déménagées montant en puissance en parallèle), la production d’armes individuelles a connu un fléchissement au cours de l’hiver avant de se rétablir. Les productions d’avions et de munitions se sont effondrées. La première s’est rétablie à l’automne tandis que la seconde mettra longtemps avant de retrouver son niveau de l’été 1941. [ Retour au texte ]
[20] En 1941, le Royaume-Uni a par exemple livré 500 chars et les Etats-Unis 200 ; au cours de toute l’année 1942, Londres en a livrés 2 600 et Washington 2 500. Le flux de chars alliés ajoute ainsi au parc de l’Armée rouge un apport très appréciable d’un cinquième de ses effectifs, eux-mêmes issus d’une production moyenne de 2000 chars mensuels. [ Retour au texte ]
[21] Les terres noires sont le nom communément donné au type de sol agricole que les géologues et agronomes appellent le tchernoziom, le type le plus fertile connu à la surface du globe. Dans le monde, il est réparti dans certaines régions du Canada, des Etats-Unis, de l’Espagne et du Portugal, de l’Allemagne, de la Bulgarie et de la Roumanie, de l’Ukraine, de la Russie (de la frontière ukrainienne à la frontière chinoise) et de la Chine. La surface russe de tchernoziom est de loin la plus importante au monde, suivie par celles des Etats-Unis, de l’Ukraine et de la Chine, ces dernières étant grosso modo d’une étendue équivalentes entre elles. Le tchernoziom doit son surnom de « terre noire » à sa teinte sombre. [ Retour au texte ]
[22] Les régions sidérurgiques d’URSS les plus actives sont, dans l’ordre, celles du Donbass et de Dniepropetrovsk en Ukraine, suivies de celles de l’Oural, de la Sibérie Orientale et de Moscou. Les plus grandes mines de charbon sont localisées - dans l’ordre également - dans l’Oural, en Sibérie orientale, dans le Donbass, en Asie Centrale et dans le Kouban. Quant aux plus puissantes centrales électriques (hydrauliques ou au charbon), elles se trouvent - toujours dans l’ordre encore - dans les régions de Moscou et du Caucase, dans l’Oural, en Sibérie Orientale, dans la région de Leningrad et en Asie Centrale. Or, le Donbass, la région de Dniepropetrovsk et le Kouban sont intégralement aux mains d’Hitler depuis l’été 1942, et la plupart des grandes centrales électriques de la région de Leningrad sont neutralisées du fait du siège de la ville et, plus largement, de la présence des fronts allemands et finlandais. Quant aux grandes centrales du Caucase, une partie d’entre elles est elle aussi aux mains des forces de l’Axe. [ Retour au texte ]
[23] Avant-guerre, l’industrie soviétique employait un salarié sur sept, dont un dixième pour l’industrie de guerre. En 1942, elle accapare un salarié sur trois, dont un quart pour l’industrie de guerre. L’agriculture pâtit donc à la fois de la chute vertigineuse de la main-d’œuvre et des urgences industrielles immédiates : avant-guerre, l’agriculture employait plus de la moitié de toute la main-d’œuvre de l’URSS, soit 50 millions d’actifs. En 1942, elle n’emploie plus que moins de la moitié, 24 millions : la guerre et l’occupation ont divisé la population agricole par deux. [ Retour au texte ]
[24] Engagé dans l’armée de l’Air à l’âge de dix-neuf ans, Albert Litolff fait d’emblée preuve de prédispositions exceptionnelles pour le pilotage. La guerre le surprend le 10 mai 1940, le jour du déclenchement de l’opération GELB, l’offensive de la Wehrmacht à l’Ouest. Dès le surlendemain 12 mai, le jour même de son baptême du feu, il contribue à la destruction d’un bombardier de la Luftwaffe. Deux jours plus tard, il décolle au sein d’une patrouille de… trois futurs pilotes du Normandie-Niémen qui, en une heure, envoient au tapis quatre avions allemands. Le 20 juin, alors que les plénipotentiaires du Maréchal Pétain sont en route pour signer l’armistice avec Hitler, Albert Littolff remporte sa sixième et dernière victoire partagée de la campagne de l’Ouest. Alors que cessent les combats, son groupe de chasse est replié sur l’aéroport de Toulouse-Francazal – berceau de l’Aéropostale ; mais le pilote alsacien est de ceux qui refusent de baisser les bras. Six jours plus tard, à quatre heures du matin, alors qu’il fait encore nuit, Albert Littolff et deux autres pilotes de chasse de son groupe décollent à bord de trois chasseurs Dewoitine 520. Les trois pilotes parviennent à atteindre la base aérienne de Boscombe Down, en Angleterre, avec leurs ultimes gouttes d’essence. Dès le lendemain 27 juin, ils sont volontaires pour les Forces aériennes française libres. Comme pour beaucoup des premiers volontaires F.A.F.L., la première campagne de Littolff au sein de la France libre sera l’épopée africaine et ses deux actes : d’abord l’échec de l’opération anglo-gaulliste MENACE destinée à rallier le Sénégal vichyste à la France libre puis, dans la foulée, une opération identique au Gabon, cette fois réussie. Albert Littolff y participe comme pilote de l’escadrille de chasse du Groupe mixte de combat n°1, l’unité aérienne bricolée sur mesure pour ces opérations africaines. Parmi ses pilotes se trouve Noël Castelain, un jeune poitevin filiforme de vingt-deux ans qui le suit partout depuis l’Angleterre, et qui le suivra aussi jusqu’au Normandie.
Après le ralliement épique du Gabon, l’escadrille des pionniers de la chasse F.A.F.L. est transférée en Egypte britannique, en janvier 1941, pour y devenir une escadrille de chasse indépendante FAFL au sein de la Royal Air Force. En avril, ses pilotes vont être expédiés dans le grand bain de la bataille aérienne du port libyen stratégique de Tobrouk, assiégé par l’Afrika Korps du général allemand Erwin Rommel apparu tambour battant sur le front africain. Dans le ciel de Tobrouk, Albert Littolff ajoute un chasseur de la Luftwaffe à son palmarès, ce qui fait de lui un as, titre officieux attribué dans toutes les aviations du monde, depuis la Première Guerre mondiale, aux pilotes de chasse ayant abattu au moins cinq avions ennemis - les éventuelles victoires partagées étant comptées en fractions. Son « poussin » Noël Castelain descend lui aussi un avion allemand – sa première victoire aérienne. Dans les derniers jours de mai, nouveau rebondissement : alors qu’en Libye, Tobrouk résiste toujours, les forces de l’Axe ont lancé une fulgurante offensive contre la Yougoslavie, puis la Grèce. Une opération parachutiste allemande d’une ampleur jamais vue est même déjà en train de conquérir la grande île de Crète, ultime bastion défensif du Royaume-Uni en Europe méditerranéenne. Les pilotes du Free French Flight sont encore sollicités : une partie d’entre eux est « prêtée » à une autre unité de chasse britannique pour prendre les commandes de chasseurs équipés de réservoirs d’essence externes qui devront traverser la Méditerranée, aller et retour, et mener des missions d’attaque au ras du sol de l’île. Au cours d’une de ces missions, le pilote alsacien envoie dans la mer un bombardier de la Luftwaffe. Après la chute de la Crète aux mains d’Hitler, tout le monde retourne à Tobrouk - toujours assiégée. Au bout de quatre mois de combats, les sept survivants de l’escadrille française sont repliés au Liban qui, entre-temps, a rallié à son tour la France libre. Il va cette fois s’agir de créer le tout premier groupe de chasse français libre, le GC 1 Alsace. La paire Littolff-Castelain en est. L’un des pilotes vétérans du groupe écrira : « Le groupe n’était pas homogène, pas du tout discipliné. Une bande de têtes brûlées très sympathiques… » ; un tableau qui n’est pas nécessairement du goût d’Albert Littolff, pilote rigoureux, perfectionniste voire peu amène... mais à qui est confié le commandement de l’une des deux escadrilles du groupe. Début 1942 l’Alsace repart pour le front libyen qui s’est embrasé à nouveau : Rommel vient d’y lancer une deuxième offensive, encore plus dévastatrice que celle de l’année précédente. Le 2 juin, alors même que d’autres Français libres sont eux aussi en train d’affronter l’Afrika Korps dans la légendaire bataille retardatrice de Bir Hakeim, le général Valin, commandant des F.A.F.L., atterrit sur le terrain de Marsa Matrouh, sur le front allié qui a reculé jusqu’en Egypte sous les coups de poing de l’Axe. Valin anonce qu’il est à la recherche de volontaires pour partir se battre… dans l’Armée rouge. Cinq des pilotes de l’Alsace sont partants : le commandant du groupe, Jean Tulasne ; trois pilotes fraîchement sortis d’école avancée en Angleterre, Raymond Derville, Albert Préziosi, le jeune André Poznanski, vingt ans ; ainsi qu’Albert Littolff et son ombre, Noël Castelain. En août, les cinq « volontaires parmi les volontaires » partent pour le Liban français où doit être constituée l’unique escadrille de nouveau GC 3 Normandie. [ Retour au texte ]
[25] A 04 :57 le 27 novembre, lorsque le navire-amiral de la Force de Haute Mer, le cuirassé Strasbourg, lance à travers les ondes l’ordre de sabordage, quatre sous-marins français démarrent en quelques minutes dans le but de tenter de rallier la flotte alliée dans les eaux de l’Algérie française, que l’opération TORCH a fait basculer en grinçant dans le camp allié. En effet, les sous-marins sont des bâtiments mieux taillés pour une tentative d’évasion que les navires de surface, même s’il leur reste à braver les champs de mines mouillés par les Allemands face au grand port méditerranéen. En premier lieu, un sous-marin a la faculté de naviguer alternativement en surface et en plongée, ce qui augmente ses chances d’échapper à l’aviation ennemie. Par ailleurs, tous les sous-marins sont alors équipés de moteurs électriques et de moteurs diesel, beaucoup plus rapides à démarrer que les chaudières à vapeur des navires de surface affligées d’une longue procédure de montée en température et en pression. Subsidiairement, en cette période de vaches maigres pour la France - blocus britannique et asphyxie logistique dûe au siphonnage des ressources par l’Allemagne obligent - le carburant se fait rare, et l’autonomie des batteries des sous-marins s’additionne avec bonheur à celle de leurs réservoirs de gasoil pas toujours bien pourvus en carburant. En fin de compte, les quatre sous-marins parviennent tous à échapper à la Wehrmacht et à la Luftwaffe, et aucun d’entre eux ne saute sur une mine.
Parmi eux, les trois grands sous-marins Casabianca, Glorieux et Marsouin, pourvus d’une belle autonomie maximale et de réservoirs suffisamment remplis, parviendront à rejoindre la flotte alliée. L’Iris, plus petit, n’a pas assez de gasoil dans ses réservoirs pour rejoindre l’Afrique du Nord d’une traite. Il tente une escale à Barcelone. Le pari est aléatoire car, à ce moment-là, l’Espagne franquiste, qui doit une grande partie de son existence au IIIe Reich depuis la guerre civile, maintient dans les rangs de la Wehrmacht une division de fantassins espagnols d’élite qui participe au siège de Leningrad. Néanmoins, depuis l’encerclement de Stalingrad, Franco commence à s’interroger sur sa politique, d’autant que de leur côté, les Alliés le menacent de blocus et de sanctions économiques. Madrid est donc en train d’amorcer un lent virage pro-allié, mais ce changement de cap est encore trop balbutiant pour que les autorités espagnoles aillient jusqu’à laisser à circuler en toute liberté un bâtiment de guerre étranger - même modeste – qui fait route pour se joindre à des forces en guerre contre l’Axe : le sous-marin de 600 tonnes est interné. [ Retour au texte ]
[26] En termes de tonnage englouti dans l’océan, ce mois de novembre est alors le plus lugubre depuis le début de la Seconde Guerre mondiale : toutes les huit heures en moyenne, l’un des « Loups gris » de l’amiral Karl Dönitz éventre un navire allié et son équipage. Durant le seul mois de novembre, trois quarts de million de tonnes de pétrole, de matières premières, d’équipements et d’armes disparaissent dans l’abîme. [ Retour au texte ]
[27] A noter que si TORCH marque l’apparition de l’U.S. Army sur ce théâtre euro-méditerranénen, c’est déjà depuis les déclarations de guerre simultanées de l’Allemagne et de l’Italie, le 11 décembre 1941, que les Etats-Unis sont officiellement en guerre contre ces deux puissances. Le choc inaugural s’est produit dès le mois suivant, lorsque la Kriegsmarine a lancé ses U-Boote contre les navires marchands alliés dans les eaux côtières des Etats-Unis jusque dans le golfe du Mexique, y faisant sombrer plusieurs centaines de navires transportant quelque deux millions de tonnes de cargaison essentiellement destinées au Royaume-Uni et à l’Union soviétique. Sur le continent européen lui-même, le premier engagement militaire des Etats-Unis a commencé six mois plus tard lorsque les forces aériennes américaines sont apparues sur les bases d’Angleterre. Elles ont mené leur première mission de guerre au-dessus de l’Europe occupée le 4 juillet. Au moment où éclate TORCH, les Etats-Unis sont donc confrontés aux forces du Reich depuis déjà dix mois et, sur le continent européen en particulier, depuis quatre mois. [ Retour au texte ]
[28] En ce mois de novembre 1942, les territoires français petits et grands qui ont rejoint la France de gré (souvent) ou de force (parfois) la France libre sont, chronologiquement : les Nouvelles-Hébrides, le Tchad, le Cameroun, le Congo, la Polynésie, les Etablissements français de l’Inde, la Nouvelle-Calédonie, le Gabon, la Syrie, le Liban, Djibouti, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, La Réunion, les Etablissements français d’Océanie puis Madagscar. [ Retour au texte ]
[29] Il va sans dire que, depuis l’entrée en guerre des Etats-Unis en décembre 1941, la France libre surveille de près la stratégie anglo-américaine. Ce n’est pourtant qu’au bout de plusieurs mois, au printemps 1942, que Carlton Gardens a fini par obtenir les premières informations. Quelques semaines seulement après l’entrée de Washington dans le conflit, les Anglo-Saxons s’étaient attelés à la tâche de soupeser les différentes possibilités qui s’offraient à eux pour faire monter en puissance leur soutien à l’Armée rouge, soutien jusque-là circonscrit au transport vers l’Union soviétique des matières premières et des produits finis du Lend-Lease. L’inauguration de ce processus de réflexion avait fait l’objet de la première conférence de Washington. De Gaulle devait ensuite apprendre que ces débats avaient fait apparaître l’alternative suivante : soit un débarquement sur la côte nord-ouest de l’Europe, soit un débarquement en Afrique du Nord française. Puis, en juin, à la deuxième conférence de Washington et cette fois à l’insu des Français libres, c’est l’option africaine qui a été retenue. Or, il se trouve que le président Roosevelt voue à de Gaulle une vindicte que la presse anglo-saxonne juge hystérique, mais qui prend tout son sens lorsqu’elle est replacée dans le contexte de la stratégie des Etats-Unis à l’égard de l’Europe occidentale – une stratégie complexe et structurée qui fera l’objet d’une fiche thématique dédiée. La Maison-Blanche a donc mis tout son poids pour que la France libre soit tenue à l’écart de l’opération TORCH et n’en soit même pas informée. De Gaulle reste néanmoins un militaire de carrière de plus de trente ans d’expérience – qui plus est un vétéran de la Première Guerre mondiale - et il s’est bien rendu compte que l’option d’un débarquement allié sur le continent se heurterait de plein fouet aux trente divisions de la Wehrmacht qui montent la garde en Europe de l’Ouest. Pour casser un tel mur, les forces alliées disponibles ne suffisent pas. Il en a très logiquement déduit que les Anglo-Saxons se rabattraient sur l’option africaine. A partir du mois d’août, un faisceau d’indices concordants a confirmé son pronostic. Les Britanniques, pour leur part, s’aquittaient d’autant plus scrupuleusement de la consigne américaine de silence que c’était eux-mêmes qui avaient poussé Roosevelt à choisir cette option. Néanmoins mal à l’aise, ils ont discrètement parsemé le long processus prépartoire de TORCH d’indiscrétions et de manifestations de soutien à la France libre. Toujours dans le courant de l’été, alors que la décision de lancer l’opération était imminente et que le chef de la France libre allait longuement s’absenter de Londres pour une tournée politique au Levant et en Afrique françaises, le ministre des Affaires étrangères britannique, Anthony Eden, lui a glissé : « Revenez aussitôt que possible. Il sera bon en effet que vous soyez ici au moment où d’importantes décisions seront prises ». Au résultat, plus de deux mois avant l’opération – le 27 août - de Gaulle pouvait annoncer aux dirigeants de la France libre : « Les Etats-Unis ont […] pris la décision de débarquer […] en Afrique du Nord française. L’opération sera déclenchée en conjugaison avec une offensive prochaine des Britanniques en Egypte ». TORCH est donc tout sauf une surprise pour lui. [ Retour au texte ]
[30] La stratégie des Etats-Unis en Europe de l’Ouest est l’une des pièces majeures du puzzle stratégique planétaire que Washington a laborieusement élaboré avant de prendre la décision, au second semestre 1941, de franchir le Rubicon pour se jeter dans la guerre. Ce plan très élaboré est le résultat d’une ambitieuse - mais patiente - réflexion de fond menée crescendo depuis 1939 par des bataillons d’analystes politiques, économiques, financiers et monétaires américains de première force. Sa maturation progressive a été mise en musique par des collaborateurs de Roosevelt qui ont toute sa confiance, comme son ami Sumner Welles, numéro deux du Département d’Etat ; comme son autre ami Norman Davis, expert financier proche du secrétaire d’Etat Cordell Hull et de la puissante banque d’affaire JP Morgan, naguère pierre angulaire du financement de la Première Guerre mondiale ; ou encore comme l’économiste keynésien Alvin Hansen, l’une des têtes de l’Economic and Financial Group du Council on Foreign Relations, pour ne citer qu’un petit nombre des nombreuses personnalités qui ont apporté leur pierre à l’édifice. Ce lent processus, ainsi que les impacts de la cathédrale géopolitique qu’il a engendré, seront présentés dans une fiche thématique qui leur sera dédiée.. [ Retour au texte ]
[31] Le jeu du Premier ministre britannique dans l’opération TORCH est tortueux. Au cours des longues discussions entre Washington et Londres qui ont fini par accoucher de l’opération TORCH, c’est lui qui a convaincu Roosevelt, au départ assez tiède, des vertus d’un débarquement en Afrique du Nord. Il y est parvenu en réussissant à dissimuler, avec une habileté consommée et derrière des arguments techniques il est vrai imparables, sa stratégie globale d’orientation de la synergie militaire anglo-américaine en direction de la Méditerranée et non en direction de l’Europe de l’Ouest. Néanmoins, l’homme au cigare savait très bien que, depuis l’attaque de la Royal Navy contre la base navale française de Mers el-Kébir à l’ été 1940, les soldats de la « perfide Albion » ne seraient pas les bienvenus dans l’Afrique de Vichy. Par conséquent, il a proposé au président des Etats-Unis que les premiers soldats qui débarqueraient soient tous américains ; que dans un premier temps, les Britanniques n’interviennent par conséquent qu’en mer et dans le ciel ; et que l’opération TORCH soit placée sous commandement américain « au moins en apparence ». Ces prudentes requêtes ont propulsé Washington dans une position de force dans l’opération. Roosevelt a dès lors pu en exclure les Français libres en parlant d’une seule voix avec Giraud, et obtenir de Londres l’engagement de se conformer à cette politique de silence.
Comme le souhaitait la Maison-Blanche – et Giraud, les débarquements placent de Gaulle devant le fait accompli. Dès lors, l’omerta anglo-saxonne n’a plus lieu d’être et le Lion de Downing Street peut enfin s’expliquer avec le Général. Le Premier ministre britannique a beau jeu de lui vendre TORCH comme une opération américaine dans laquelle Londres a bien dû se plier aux consignes américaines ; et tout aussi beau jeu de le regretter amèrement tout en promettant son soutien à la France libre face aux abus de pouvoir états-uniens. Il se trouve que cette promesse-là est d’autant plus sincère que vis-à-vis des Etats-Unis, les Britanniques sont confrontés aux mêmes types de difficultés que la France libre mais dans des proportions bien plus vastes, et qu’ils comptent bien sur de Gaulle pour faire contrepoids à Washington dans le futur… Ce double jeu anglo-saxon sera détaillé dans la fiche thématique dédiée à la stratégie des Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. [ Retour au texte ]
[32] Nommément les trois plus importants mouvements de Résistance, à savoir Combat, Libération et Franc-Tireur ; le Parti démocrate populaire (chrétien), la Fédération répubicaine (droite), le Parti radical (centre gauche) et le Comité d’action socialiste ; enfin, le syndicat CGT (communiste) et les syndicats chrétiens. [ Retour au texte ]
[33] Pendant la Seconde Guerre mondiale, chacun des deux grands alliés occidentaux que sont le Royaume-Uni et les Etats-Unis définit isolément sa propre stratégie planétaire en fonction des critères de son choix. Si certains de ces critères sont communs aux deux puissances anglo-saxonnes, d’autres sont spécifiques à chacune d’entre elles, et il arrive donc que les grands axes arrêtés respectivement à Londres et à Washington divergent entre eux, voire même s’excluent mutuellement.
Pour comparer les stratégies britannique et états-unienne et mettre en évidence leurs points communs mais aussi ce qui les distingue, il nous a paru pertinent de recourir à un récent outil d’analyse géopolitique, apparu dans les années 2000 à l’initiative du chercheur français Laurent Henninger, et qui propose une grille de lecture robuste : les notions d’« espaces fluides » et d’ « espaces solides ». Il s’agit d’établir un distinguo entre, d’un côté, les « espaces solides », c’est-à-dire les territoires géographiques physiques habitables par l’espèce humaine (les continents et les îles) et, de l’autre, les « espaces fluides », inhabitables, qui peuvent être soit physiques comme les mers et les océans, soit virtuels comme les marchés financiers et, depuis la seconde moitié du XXe siècle, les réseaux informatiques. Sous l’éclairage de ces « espaces fluides » et « espaces solides », les convergences et les divergences entre les stratégies respectives de l’empire britannique et des Etats-Unis d’Amérique ressortent avec netteté.
Washington est le seul des deux grands alliés occidentaux à attribuer de la valeur à des espaces solides, et une partie de ceux qui retiennent l’attention des Américains est située en Europe : il s’agit des principales puissances industrielles d’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire l’Allemagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas et la Belgique. Les stratèges états-uniens les ont identifiés comme marchés critiques pour les exportations de l’industrie américaine, mais également pour les exportations des deux continents américains dont Washington s’est autoproclamé comptable. Ces états européens étant pour l’heure captifs au sein de l’Europe nazie, l’unique moyen de les désenclaver est de contribuer à une défaite militaire du IIIe Reich, défaite dont l’Armée rouge a précisément prouvé qu’elle était envisageable.
Or, aux yeux de la Maison-Blanche, la contribution optimale à une défaite d’Hitler consiste en une succession d’offensives sur la route la plus courte entre les territoires alliés et le territoire de l’Allemagne nazie, ce qui signifie s’élancer à partir des îles britanniques pour tenter, a minima, de débarquer sur la côte continentale de l’Europe du nord-ouest. C’est là l’axe cardinal de la stratégie de Washington sur le théâtre euro-méditerranéen, et il a été décidé sur des critères exclusivement « solides » : des Etats d’Europe de l’Ouest. A ces espaces solides-là, les stratèges américains ont juxtaposé des espaces fluides comme par exemple l’océan Atlantique : au total, la stratégie des Etats-Unis est donc une stratégie « mixte fluide – solide ».
La stratégie de la thalassocratie britannique s’appuie, elle, exclusivement sur des espaces fluides. Ses Schwerpunkte – ses points géographiques saillants - peuvent être comparés à des fanions de couleur tous plantés dans des espaces maritimes du globe terrestre. Outre l’océan Atlantique - qui compte autant aux yeux de Londres qu’à ceux de Washington – on trouve parmi ces Schwerpunkte le détroit de Gibraltar, le canal de Suez ou encore le détroit de Malacca en Asie. Dans les limites spécifiques du théâtre euro-méditerranéen, les deux fanions de couleur britanniques les plus visibles sont le détroit de Gibraltar, c’est-à-dire le sas entre l’océan Atlantique et la Méditerranée, et le canal de Suez, sas entre la Méditerranée et l’océan Indien. On peut y ajouter le détroit de Sicile qui, comme son nom l’évoque, sépare la Sicile de la Tunisie, et qui est le sas entre les Méditerranées occidentale et orientale. Les Britanniques y exercent une surveillance scrupuleuse à partir de l’île de Malte, leur « porte-avions incoulable ». Or, en cet avant-dernier mois de l’année 1942, la situation de ce collier de Schwerpunkte est la suivante : Malacca, verrouillé par les Japonais, est perdu sans espoir palpable de salut ; Gibraltar et Malte restent solidement cadenassés par Londres ; le seul point qui soit en balance est Suez. Au moment où les Alliés sont encore en train de balancer entre un débarquement en Europe et un débarquement en Afrique, le canal de Suez est toujours entre les mains des Britanniques, mais les forces de l’Axe n’en sont plus qu’à 300 kilomètres de route et Londres a les yeux braqués sur elles. Que Rommel s’empare du canal, et la flotte marchande britannique, la plus pléthorique du globe et, surtout, système sanguin qui irrigue les îles britanniques à partir de leur empire planétaire, sera dès lors contrainte de contourner tout le continent africain par le cap de Bonne-Espérance si elle veut continuer d’assurer la liaison économique et commerciale entre la métropole britannique et l’Asie. Pour Londres, faire reculer les forces italiennes et celles de la Panzerarmee Afrika en Egypte - voire en éliminer totalement la menace - est donc une priorité absolue. A ce titre, prendre pied au Maroc et en Algérie pour y poser une pièce d’échecs qui menace l’ennemi dans son dos en Afrique du Nord est du même niveau de priorité.
Les Etats-Unis et le Royaume-Uni sont donc mûs par des stratégies élaborées chacune avec ses propres ingrédients, mais qui en possèdent en commun. La stratégie américaine est un système global au sein duquel cohabitent espaces solides et espaces fluides, tandis que la stratégie britannique est exclusivement arrimée à un continuum d’espaces fluides. Parmi les espaces fluides communs à ces deux stratégies différentes se trouvent l’océan Atlantique (mais aussi les marchés financiers).
Ces convergences et divergences entre les deux stratégies sont devenues visibles dès la signature du texte de la charte de l’Atlantique par les deux alliés en août 1941. Les Etats-Unis, prenaient alors progressivement le chemin d’une entrée en guerre et c’était eux qui avaient pris l’initative de ces négociations (pour des raisons qui seront détaillées dans la fiche thématique consacrée à la stratégie des Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale). Dans l’esprit de Washington, ce projet d’accord avait pour finalité de dégrossir grosso modo les buts de guerre des deux alliés. Les termes du texte qui en a résulté restent très vagues parce que sur le moment, il s’est trouvé qu’il n’était dans l’intérêt d’aucune des deux parties signataires d’abattre toutes ses cartes d’un seul coup (pour des raisons économiques et monétaires). De surcroît, la charte de l’Atlantique est un texte diplomatique classique qui sacrifie à la tradition de diluer ses clauses concrètes dans des considérations d’ordre général, ce qui n’ajoute rien à sa clarté. Au total, son contenu ne saute pas aux yeux ; mais une lecture attentive permet d’en localiser les trois clauses essentielles, côte-à-côte au beau milieu du texte. La première est son article 4 : « [Les Alliés] s’efforceront […] d'ouvrir […] l'accès aux matières premières du monde […] » : il s’agit là d’une référence directe aux espaces solides qui abritent ces matières premières, qui sont l’un des critères fondamentaux de Washington. La seconde est répartie entre l’article 4 et le suivant : « [Les Alliés s’efforcent d'ouvrir l'accès au] commerce […] ». La troisième est dans l’article 5 : « Ils désirent […] la collaboration […] économique […] ». Dans l’esprit des Anglo-saxons, « collaboration économique » signifie prioritairement accords monétaires qui structureront les marchés des changes, mais aussi imposeront les monnaies de compte et de réserve. Les deuxième et troisième clauses font cette fois directement référence aux espaces fluides, ceux qui mobilisent les deux alliés à la fois.
La charte de l’Atlantique
Mentionnons enfin, au passage, un corollaire inhérent aux divergences d’approches stratégiques entre Londres et Washington : Britanniques et Américains ne donnent pas la même signification aux batailles qu’ils livrent dans les mers et les océans. Dans l’approche américaine, des batailles aéronavales et sous-marines ont à la fois pour finalités d’accéder au contrôle d’un espace fluide lui-même, et d’exploiter cet espace en tant que tremplin pour la conquête d’espaces cette fois-ci solides. Dans l’esprit de la thalassocratie britannique, la guerre navale a pour unique finalité de dominer des espaces fluides en tant que tels.
Au cours des deux années qui s’écoulent entre l’entrée en guerre des Etats-Unis et la conférence de Téhéran qui réunira Churchill, Staline et Roosevelt à la fin de l’automne 1943, les divergences de choix stratégiques entre anglo-saxons induisent tout naturellement des passes d’armes rituelles entre Londres et Washington, et tout particulièrement au sujet du théâtre euro-méditerranéen. Les Américains misent tout leur poids pour orienter l’effort de guerre anglo-saxon en direction de l’Europe de l’Ouest et non pas en direction de la Méditerranée, tandis que Londres cherche à obtenir l’orientation inverse. Les discussions préalables à l’opération TORCH sont le premier chapitre de ce long bras-de-fer géopolitique, et Churchill a dû mener une véritable croisade politique pour faire plier Roosevelt. [ Retour au texte ]
[34] Cette hypothèse ne s’est pas avérée viable pour deux raisons. D’abord parce que les forces françaises avaient subi, dans la défaite déchirante de la poche de Dunkerque, une hémorragie en effectifs et, plus encore, en matériel lourd. La masse de moyens matériels de l’armée française en était sortie considérablement affaiblie ; ensuite et surtout parce que le territoire français métropolitain abritait l’essentiel des ressources minières et la totalité des ressources industrielles indispensables à la production de matériel de guerre et à la logistique technique d’une force armée en temps de guerre. Sans le soutien de ce territoire métropolatin, les forces françaises repliées en Afrique du Nord n’auraient pu espérer qu’une courte et stérile lutte défensive dépourvue d’espoir de retourner la situation. [ Retour au texte ]
[35] Surnom de Roosevelt. Sur chaque dossier important, le président américain a pour habitude d’écouter de nombreuses voix, quelque discordantes qu’elles soient. Notoirement peu bavard au sujet des conclusions qu’il en tire et des décisions qu’il en conçoit, le président agit ensuite avec finesse, patience et discrétion pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. La plupart des hommes qui le côtoient vivent donc dans l’ignorance du poids réel de leur action sur les orientations finales du chef de l’exécutif, et c’est très naturellement que l’aura énigmatique qui émane du célèbre monument égyptien a fini par être conférée au président des Etats-Unis. [ Retour au texte ]
[36] Les deux hommes ont fait connaissance cinq ans avant la guerre à la suite de la publication par Charles de Gaulle de son livre Vers l’armée de métier, dans lequel il exposait ses théories organisationnelles et tactiques. Au jour de leur première rencontre, Paul Raynaud, député de Paris, a déjà été deux fois ministre. Né dans une famille de notables de Provence, avocat remarqué et, plus largement, rhéteur très écouté, il s’est engagé en politique dans les rangs du centre-droit. Il est de ceux qui anticipent une nouvelle guerre mondiale et qui veulent préparer la France à en surmonter le choc. En matière de défense, il articule ses propositions, puis ses décisions, sur des critères économiques. Sa préoccupation grandissante pour les questions militaires l’amène à lire Vers l’armée de métier, qui lui révèle Charles de Gaulle. Dès lors, les deux hommes entament une collaboration très suivie et qui deviendra une amitié profonde empreinte de respect mutuel. [ Retour au texte ]
[37] Au cours du mois de juin 1940, la guerre ne frappe pas uniquement l’Europe, la mer du Nord et l’Atlantique. Au même moment, elle fait aussi rage en Chine, où, depuis trois ans déjà, l’armée impériale japonaise affronte les forces armées de la République de Chine et les forces paramilitaires du parti communiste chinois, dans une campagne brutale et sanglante dont l’objectif est de conquérir les provinces les plus riches du pays en matières premières. . [ Retour au texte ]
[38] Ces proportions vont varier légèrement dans les semaines qui vont suivre. En effet, sur le théâtre d’Afrique du Nord, le débarquement allié au Maroc et en Algérie français menace les arrières des forces de l’Axe qui sont sur la défensive en Libye. Ce danger a incité Hitler à ouvrir en urgence un front tampon en Tunisie le 9 novembre, vingt-quatre heures seulement après le débarquement anglo-saxon, alors que de violents combats faisaient encore rage entre les forces françaises et alliées au Maroc et en Algérie. La première action allemande a été le déploiement d’unités de la Luftwaffe afin de rechercher la supériorité aérienne au bénéfice de l’Axe. En ce 28 novembre, trois semaines plus tard, les forces des deux camps qui se font face en Tunisie sont encore fragmentaires et clairsemées mais Américains, Britanniques, Français, Allemands et Italiens y mènent une course parallèle pour s’y renforcer. Pour leur part, Berlin et Rome vont envoyer en Tunisie, jusqu’en janvier, une division de panzers, deux divisions d’infanterie de la Wehrmacht, une division d’infanterie italienne mais aussi un régiment de panzer lourds et un régiment de « Diables verts », les parachutistes de la Luftwaffe [ Retour au texte ]
[39] Présentée sous cet angle, la participation de l’empire britannique à la guerre contre le IIIe Reich peut sembler étonnamment symbolique. Cette modestie relative doit en effet être replacée dans son contexte : en plus de lutter contre les forces de l’Axe en Libye, le Royaume-Uni est engagé dans une lutte à mort contre la Kriegsmarine dans les océans Atlantique et Arctique ainsi qu’en Méditerranée ; chaque matin, à l’heure où les bombardiers stratégiques de la Royal Air Force rentrent du dangereux ciel nocturne du Reich, les chasseurs britanniques prennent l’air pour maintenir la pression contre la Luftwaffe en Europe de l’Ouest, y fixant deux excellentes escadres de chasse allemandes qui font cruellement défaut en Russie ; last but not least, les forces britanniques affrontent l’armée impériale japonaise en Birmanie… [ Retour au texte ]
[40] La défaite militaire des forces allemandes à l’automne 1918 est bel et bien écrasante. Pourtant, pour des raisons politiques circonstancielles, l’armée allemande s’attache alors, par tous les moyens, à en dissimuler l’étendue, forgeant la légende d’une armée invaincue mais contrainte de jeter le gant pour de basses raisons politiques. Le tour de passe-passe aura un succès certain auprès des Allemands ; les nazis le reprendront tel quel et ils l’amplifieront avec acharnement au point que, même au début du XXIe siècle, il n’est pas rare de l’entendre encore. [ Retour au texte ]
[41] Plus précisément au parti ouvrier allemand, le D.A.P., in extenso Deutsche Arbeiterpartei, alors petit parti bavarois nationaliste politiquement invisible de quelques centaines d’adhérents, fondé dans les premiers jours de 1919 par un ouvrier énergique mais manquant de relief. Le 8 août 1920, le DAP change de nom pour devenir le parti national-socialiste des ouvriers allemands, ou Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, en abrégé nazi. [ Retour au texte ]
[42] La hiérarchie des races de Mein Kampf est simple, brutale. Son sommet est occupé par les peuples dont Hitler juge qu’ils ont administré les preuves de leur savoir-faire et de leurs capacités de se doter d’une organisation politique et d’engendrer des civilisations : il s’agit nommément des Germains, des Latins et des Grecs. Derrière ces trois races-là viennent les Japonais, estampillés talentueux imitateurs des premiers. Derrière eux viennent les Slaves, dont Hitler consent à reconnaître au moins le mérite du savoir-faire, mais pas la capacité créatrice politique et civilisationnelle. Productifs mais sans finesse, les Slaves sont rangés dans le tiroir des esclaves. Derrière les Slaves viennent les Noirs, dont il fixe, fulminant, le statut à celui d’arriérés et d’incapables. Le fond du panier est réservé aux Juifs, vague race apatride tirant sa subsistance de toutes les autres. [ Retour au texte ]
[43] Au printemps 1938, le IIIe Reich revendique la partie germanophone du territoire tchécoslovaque. Accepter ou refuser : la guerre. Le Royaume-Uni et la France, alliés politiques de Prague, sont placés devant une douloureuse alternative. Si Londres et Paris usent de leur puissance politique pour se porter au secours de leur protégé et faire reculer Hitler, ils risquent l’éclatement d’une guerre contre l’Allemagne. S’ils se plient à la volonté d’Hitler, l’Histoire fera d’eux des lâches. L’affaire se dénoue au mois de septembre à la conférence de Munich qui réunit Allemagne, Royaume-Uni, France et Italie. Le Premier ministre britannique et le président du Conseil français y abandonnent la Tchécoslovaquie mais rentrent chez eux avec la paix dans leur panier. Winston Churchill, jamais avare d’une formule cinglante, dira « Vous avez eu à choisir entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, vous aurez la guerre ». [ Retour au texte ]
[44] Joseph Staline, qui s’est progressivement emparé du pouvoir en Union soviétique après la mort de son fondateur Lénine, anticipe depuis 1935 une nouvelle guerre provoquée par l’Allemagne. En 1939 et en 1940, il ordonne à l’Armée rouge d’envahir un à un les territoires qui bordent la frontière soviétique occidentale, de la Finlande à la Roumanie. C’est dans cet espace tampon que se trouve la partie orientale de la Pologne. Elle est l’unique pièce de l’ensemble à être russophone. Pour plus d’informations, voir La saga du Drang nach Osten polonais. [ Retour au texte ]
[45] Les prémisses de cette affaire remontent au XIXe siècle : suite au spectaculaire décollage économique de la Grande-Bretagne à la fin du siècle qui a précédé, la monnaie britannique, la livre Sterling, s’impose comme monnaie de compte du commerce mondial. Or, à la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis d’Amérique viennent égratigner la superbe des Britanniques en devenant la première puissance industrielle du monde, supplantant le Royaume-Uni. Au début du XXe siècle, les USA deviennent même la première puissance économique de la planète : Londres ne règne plus en maître que sur le commerce international, avec 18 % du commerce mondial contre 11 % pour l’Allemagne, 10 % pour les Etats-Unis et 9 % pour la France. Dès lors, le dollar américain devient lui aussi éligible au trône de monnaie de référence mondiale, dont la couronne est toujours ceinte par la livre britannique. Il se trouve qu’à ce moment de l’histoire économique mondiale, le potentiel de confiance en une monnaie exige une condition : qu’elle soit convertible en or métallique à la demande des détenteurs des billets de banque libellés dans cette monnaie. Le matelas d’or détenu par la Banque centrale de tout prétendant au trône envié de monnaie de référence est donc stratégique. C’est dans ce contexte que pendant la Première Guerre mondiale, le président des Etats-Unis Woodrow Wilson inaugure le long duel entre les deux grandes monnaies anglo-saxonnes. Pendant la Grande Guerre, l’or européen afflue aux Etats-Unis pour payer les achats gargantuesques de matières premières et de produits de consommation que les Alliés européens doivent ajouter à leur propre production pour satisfaire les besoins induits par la guerre. Au sortir des hostilités, le dollar des Etats-Unis, nourri de réserves d’or jusqu’à l’indigestion, se métamorphose donc en un rival crédible et même redouté pour la livre Sterling britannique. La compétition s’engage. Sur ces entrefaites, l’éclatement de la Grande dépression économique de 1929 contraint de nombreux Etats à suspendre la convertibilité-or de leur monnaie, et les seules grandes puissances à maintenir cette convertibilité sont les Etats-Unis et la France. Nonobstant, le Royaume-Uni compte bien rétablir dès que possible la convertibilité-or de la livre Sterling, sous peine de défaite historique face au dollar américain. L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale remet ce projet vital à l’après-guerre. [ Retour au texte ]
[46] A titre d’anecdote, en décembre 1940, Henry Morgenthau, secrétaire américain au Trésor et donc patron de Harry Dexter White, apprendra incidemment qu’au port du Cap, une cargaison de lingots d’or extraits des mines d’Afrique du Sud se trouvera en attente d’embarquement à destination de l’Angleterre. Le sang du secrétaire au Trésor ne fera qu’un tour, et convaincre Roosevelt de faire pression pour que cette précieuse cargaison soit saisie par les Américains ne sera qu’une formalité. De fait, quelques semaines plus tard, un navire américain parviendra à s’emparer tambour battant de cet or pour le détourner directement vers les Etats-Unis. Londres sera choqué par ce forfait qui creuse une encoche dans la souveraineté même de l’empire britannique ; d’autant plus choqué que ledit forfait émane d’un pays qui, non content d’être déjà à la tête des réserves d’or les plus importantes du monde, se prévaut de surcroît du statut de meilleur ami du Royaume-Uni dans le bras-de-fer qui l’oppose au IIIe Reich. [ Retour au texte ]
[47] Les services de renseignement nazis, même s’ils sont loin d’être incompétents, n’ont tout de même pas le savoir-faire de leurs rivaux français (d’avant-guerre), britanniques ou soviétiques. Au résultat, Hitler est dans l’ignorance total du fait qu’à Washington, une entrée en guerre contre le Reich n’est même pas à l’ordre du jour.
Dans la réalité des faits, les Etats-Unis n’ont toujours pas de stratégie. Pour l’heure, Washington n’a encore discerné que de vagues lignes directrices stratégiques qui ne mènent à aucune conclusion ferme : tout d’abord, évidemment, l’antienne de la navigation commerciale en Atlantique Nord ; mais également les ressources naturelles stratégiques asiatiques, qui sont en train de s’évaporer lentement sous le nez des Américains pour cause d’expansion japonaise furibonde en Chine, voire potentiellement pire encore, en direction de l’Asie du Sud-Est. En ces premiers jours de l’été 1940, Washington en est là, et pas plus loin.
Pour ne rien arranger à ce brouillard dans lequel navigue la Maison-Blanche, ses calculs, déjà embyonnaires, viennent d’être de surcroît chamboulés par l’effondrement de la France, qui l’a laissée bouche bée. Harry Hopkins, le principal conseiller du président Roosevelt, a exprimé « la déception stupéfaite que nous a infligée la France quand nous la vîmes d’effondrer dans le désastre, puis dans la capitulation. L’idée que, de tout temps, nous nous étions faite de sa valeur et de son énergie fut bouleversée en un instant ».
Dans cette atmosphère de tâtonnements et de désarroi, la chute effarante des richissimes partenaires commerciaux qu’étaient la France, les Pays-Bas et la Belgique Belgique - dont les PIB cumulés représentent 60 % de celui des Etats-Unis - va avoir un double effet. Dans un premier temps, les Américains, pourtant déjà très perplexes, vont se trouver d’autant plus désorientés. Dans un second temps et en sens inverse, le choc même du Westfeldzug va leur administrer une décharge d’adrénaline salutaire. Qu’il suffise de rappeler, par exemple, que les ports de la façade européenne nord-ouest, que les Anglo-Saxons nomment le Northern Range, consituent alors l’épicentre du commerce maritime planétaire ; et que ce Northern range est désormais, bel et bien, intégralement aux mains du IIIe Reich. Face à un tel séisme d’amplitude mondiale, Washington n’a d’autre choix que de redoubler d’intelligence pour discerner les premiers traits de sa stratégie. Dans un troisième temps, les Américains dressent, avec consternation mais méticulosité, le bilan de l’impact des victoires de la Wehrmacht sur les intérêts des Etats-Unis d’Amérique. Surmontant les appréhensions et le malaise que leur inspire la situation menaçante en Asie et en Europe, ils vont s’imposer l’effort d’aborder la nouvelle donne avec sang-froid, méthode et prudence, dans une patiente démarche d’analyse de fond. Au résultat, ce ne sera qu’à l’hiver 1940-1941 que les Etats-Uniens auront achevé de chiffrer la facture finale du désastre intercontinental en termes d’intérêts stratégiques. Les détails de ces analyses seront développés dans la fiche thématique dédiée à la stratégie de la Maison-Blanche pendant la Seconde Guerre mondiale, la stratégie la plus aboutie et la plus architecturée de celles de tous les belligérants.
Mais, au début l’été 1940, il ne ressort encore des premières estimations américaines qu’il est prudent de considérer l’Europe nazie comme un mal sans remède. En conséquence, ils vont se cantonner à la posture duale que dicte cette prudence : côté Asie-Pacifique, se préparer à une guerre – qu’ils ne souhaitent pas - contre le pantagruélisme japonais ; côté Europe-Atlantique, produire de quoi honorer les commandes du Royaume-Uni, le tout en démarrant le réarmement que ces deux politiques exigent. Les choses en resteront là jusqu’à ce qu’un nouvel événement vienne, une fois encore, rebattre les cartes : BARBAROSSA. [ Retour au texte ]
[48] Au moment où Hitler réfléchit au paramètre américain, les forces terrestres des Etats-Unis comptent en tout… cinq divisions. Début 1942, le Congrès des Etats-Unis votera le Victory Program, pendant aéroterrestre du Two Ocean Navy Act, et qui anticipera la création de deux cent quarante divisions américaines. En fin de compte, pendant toute la Seconde Guerre mondiale, l’U.S. Army mettra sur pied quatre-vingt-huit nouvelles divisions, auxquelles s’ajouteront six divisions de Marines qui combattront toutes sur le front du Pacifique. [ Retour au texte ]
[49] Hitler n’est pas seul à connaître la vacuité du pacte : Staline l’a bien comprise aussi. Si le maître du Kremlin a signé avec Berlin, ce n’est pas dans l’espoir ingénu de conjurer la guerre entre le Reich et l’Union soviétique, qu’il sait inéluctable, mais bien pour la retarder le plus possible. Concrètement, le petit père des peuples est convaincu que l’accord Ribbentrop-Molotov a le pouvoir de retarder l’attaque de l’Allemagne nazie jusqu’en 1942 ou 1943, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’Union soviétique aura enfin rattrapé son retard technologique militaire, dont elle a cruellement pris conscience en se mesurant aux Allemands pendant la guerre d’Espagne (voir La saga du Drang nach Osten polonais, paragraphe "Les nazis"). [ Retour au texte ]
[50] Au printemps 1939, alors que sont respectivement au pouvoir, à Londres le prédécesseur de Winston Churchill, le Premier ministre Neville Chamberlain, et à Paris le président du Conseil Edouard Daladier, les relations diplomatiques entre l’Allemagne nazie et la Pologne se detériorent soudainement. L’éclatement d’une guerre devient une perspective palpable. Londres et Paris, effrayés par l’ampleur du danger, rivalisent d’agitation diplomatique, y compris en se rapprochant de Moscou pour intimider Hitler. Staline, convaincu de longue date que la guerre est inéluctable, saisit instantanément la perche qui lui est tendue mais, les mois passant, réalisera que la France et le Royaume-Uni n’ont pas l’intention réelle de menacer l’Allemagne nazie d’une coalition qui la prenne en étau, et que les pourparlers entre Londres, Paris et Moscou n’étaient qu’une botte diplomatique. Les négociations se terminent en une farce qui laissera le Kremlin amer. En cet été 1940, c’est désormais Winston Churchill, Premier ministre depuis le mois de mai et donc héritier de cet encombrant passif, qui s’est attelé à recoller les morceaux entre Londres et Moscou. Les circonstances de cette affaire sont plus amplement présentées dans La saga drang nach Osten polonais, paragraphe "Les nazis". [ Retour au texte ]
[51] L’autre angle stratégique des Anglais, celui qui échappe à l’entendement allemand, c’est celui de la nature thallassocratique des îles britanniques. Depuis l’avènement de la reine d’Angleterre Elisabeth Ière au XVIe siècle, Londres ne convoite plus les verts pâturages continentaux pour lesquels il avait si souvent tiré l’épée jusque-là, mais a tourné résolument son regard vers « le grand large ». Devenu avec les siècles un empire thalassocratique économique, commercial, financier et monétaire planétaire, le Royaume-Uni ne raisonne plus seulement à l’échelle d’objectifs européens comme le font les nazis, mais bien à une échelle mondiale. Or, cet empire, s’il est certes ancré à des espaces géographiques terrestres comme le vice-royaume des Indes, est fondamentalement structuré par des voies de communication maritimes dont le contrôle conditionne son existence. Par conséquent, face à la menace que représente l’axe Rome-Berlin-Tokyo, Churchill est essentiellement effrayé par les coups que ces trois puissances militaires pourraient bien porter sur les points stratégiques de l’organisme vivant qu’est l’empire d’Albion, comme le détroit de Malacca en Asie ou le canal de Suez et le détroit de Gibraltar en Méditerranée. Berlin peut bien chercher à avoir le mot de la fin sur le continent européen : tant que perdureront les menaces contre le système sanguin de l’Union Jack, Londres ne remettra pas l’épée dans son fourreau. [ Retour au texte ]