Nikolaï Ivanovitch KOULPOV,

le pilote qui croyait au bonheur

 

 

Nikolaï Ivanovitch pendant la Grande Guerre patriotique et à Toula lors des tournages.

 

« Quand vous menez votre première mission [...], il y a une telle avalanche de feu, des explosions partout, pile à votre altitude [...]. Vous vous dites « mais comment on va traverser ça ? ». Je me disais « je peux vraiment mourir ici ». Mais je n’avais pas de petite amie. Alors je n’avais pas peur, parce que je n’avais pas de petite amie".

- Nikolaï Ivanovitch Koulpov

 

« [...] Vous les allumiez avec toutes vos armes, vos obus, leurs troupes au sol s'éparpillaient dans toutes les directions... »

- Nikolaï Ivanovitch Koulpov

 

« [...] Les Chtourmoviks [...]. Des trompe-la-mort ! »

 - Galina Pavlovna Brok, High Flight

 

« On est arrivé au mess. Les services d’aérodrome étaient déjà en place […]. On était assis […] et on attendait qu’on nous serve à manger […]. C’est alors qu’est apparue cette jeune fille – avec ses nattes : Tania… Qu’est-ce qu’elle était belle… »

- Nikolaï Ivanovitch Koulpov

 

 

 

Espiègle : voilà le tout premier qualiticatif qui surgit à l’esprit lorsque l’on découvre Nikolaï Ivanovitch Koulpov. Sans surprise, une dame de sa connaissance se plaît à le surnommer de l’affectueux diminutif de « Koulpinov ; et Pierre Pouyade, le plus célèbre des trois commandants successifs du groupe Normandie-Niémen, l’appelait le « pilote rigolo ».

 

Avant qu’il ne soit filmé deux jours de suite par High Flight, les interviews qu’il avait accordées révélaient un homme certes marqué par la guerre mais qui, depuis son plus jeune âge, avait aussi su prendre la vie avec souplesse et philosophie. Avec les années, c’est cette dernière disposition qui semble avoir pris le dessus et, aujourd’hui, entre deux promenades dans la verdure ou deux séances de sport, il croque la vie comme elle vient, avec joie et appétit.

 

High Flight a filmé Nikolaï Ivanovitch chez lui, à Toula, à 450 kilomètres de Moscou ; une ville symbolique pour le projet Normandie Niémen puisque c’est là, à Toula, qu’est basé, en cette première moitié de XXIe siècle, le 18e régiment d’assaut de la Garde des forces aériennes russes. Or, cette unité n’est autre que l’ex-18e régiment de chasse de la Garde, le régiment frère du régiment français Normandie-Niémen pendant la Grande Guerre patriotique au sein de la 303e division aérienne de chasse soviétique. Mieux : Nikolaï Ivanovitch lui-même a combattu la Wehrmacht et la Luftwaffe aux côtés de ces pilotes français, dans le ciel de Königsberg en Prusse-Orientale, au cours de l’une des campagnes les plus âpres qu’ait connues l’Armée rouge après Stalingrad. Aujourd’hui, le 18e de la Garde a l’honneur de partager le nom légendaire de Normandie-Niémen avec l’escadron 2/30 Normandie-Niémen de l’Armée de l’Air française, héritier direct du légendaire groupe de chasse français des forces aériennes soviétiques.

 

Quant à lui, Nikolaï Ivanovitch a été pilote d’Iliouchine Il-2 Chtourmovik, un avion qui figure au rang des légendes de l’aviation. L’une de ses nombreuses particularités est d’être l’avion construit en le plus grand nombre d’exemplaires de toute l’histoire de l’aviation [1]. Ce n’est pas la seule : tout premier avion d’assaut de la Seconde Guerre mondiale à entrer en service, il est aussi le seul à emporter à la fois des mitrailleuses, des canons, des roquettes et des bombes, ce qui fait de lui une machine à semer la mort et la dévastation. Pendant la Grande Guerre patriotique, les Soviétiques le surnomment le « Tank volant », les Allemands la « Mort noire »… Sachant cela, nous nous attentions donc naturellement, ce mercredi 23 mai 2018, à rencontrer un homme vénérable allant sur ses quatre-vingt-seize ans et à la voix marquée par le poids des ans et des événements. Quelle n’a pas été notre étonnement de découvrir un homme svelte et menu, potache respirant la fraîcheur, pétri d’enthousiasme et de joie de vivre : quelques jours après les tournages, nous l’avons accompagné à sa gymnastique puis avons passé avec lui une soirée joyeuse et animée au restaurant qui surplombe le vaste et luxuriant parc municipal de Toula.

 

C’est donc nullement une surprise si le premier chapitre du témoignage de Nikolaï Ivanovitch relate des déboires hautement acrobatiques qui font suite à… la rencontre d’une jeune fille lors d’un bal donné au front, au crépuscule de l’opération KAUNAS, lancée en cet été 1944 finissant pour repousser le groupe d’armées Centre de la Wehrmacht jusqu’à la frontière prussienne – quelques jours après la libération de Paris.

 

 

Itinéraire d’un villageois d’Union soviétique

 

Typique de sa génération, Nikolaï naît dans un village, à trois cents kilomètres au nord-est de Moscou, sept mois seulement après la proclamation solennelle de l’Union soviétique en décembre 1922, elle-même consécutive à la fin de la guerre civile russe déclenchée par la révolution bolchevique de 1917.

 

Dans cette URSS alors toute neuve, Nikolaï passe une enfance sans histoires, d’autant plus épanouie que sa génération est vite aspirée par la croisade éducative lancée tambour battant par les bolcheviks contre l’analphabétisme [2]. La seule houle qui vient secouer cette sérénité est la chasse aux trotskistes lancée furieusement par Staline, nouveau maître de l’URSS, à grands renforts d’une propagande que la jeunesse boit à la manière du papier buvard [3]. En dépit de la répression qui atteint ensuite son paroxysme, c’est dans une atmosphère de foi en un avenir meilleur que Nikolaï passe son brevet du collège à l’âge quatorze ans, dans la ville la plus proche, Kinechma, sur les rives de la Volga. Il intègre ensuite un lycée professionnel d’industrie textile au sein duquel son éducation se poursuit en ligne droite. L’ambiance insouciante ne s’y assombrit que lors de l’épisode de flottement et de doute que suscite l’arrestation du directeur de son ancien collège par le NKVD [4]. L’ouragan stalinien ne commencera à se calmer qu’à l’automne 1938.

 

 

La vielle-ville de Kinechma, 80.000 habitants dans les années 1930, sur la rive occidentale de la Volga

 

La vielle-ville de Kinechma, 80.000 habitants dans les années 1930, sur la rive occidentale de la Volga.

 

 

L’aviation !

 

Mais, aux yeux du lycéen qu’est alors Nikolaï, c’est en classe de Terminale que va se produire le premier vrai bouleversement, au cours de l’année scolaire 1940-1941 : l’apparition inopinée, dans les couloirs de son lycée, de membres de l’aéroclub local, dont ils sont venus faire une promotion enthousiaste. Or, c’est le temps où, dans le monde entier, les aviateurs sont des héros. En France, ce sont les Jean Mermoz, Henri Guillaumet ou Antoine de Saint-Exupéry ; en Union soviétique, ce sont les Valeriy Tchkalov, Siguizmound Levanevskiy ou Mikhaïl Gromov [5]. « Tous les garçons rêvaient de devenir pilotes », se souviendra-t-il plus tard. Dans cet univers d’émerveillement et de fascination, la visite des élèves pilotes de l’aéroclub déclenche une tornade de vocations suivie d’une avalanche de cent vingt candidatures d’un coup pour l’intégrer. Nikolaï est tenté, lui aussi. Lui aussi, l’aviation le fait rêver ; mais il hésite. Dans son esprit, un pilote est d’abord un sportif costaud, et lui est si menu ! L’aviation est-elle à sa portée ? « Tente le coup », lui dit un de ses camarades : le lycéen fera finalement partie des trente-cinq candidats sélectionnés pour entrer à l’aéroclub. Le voilà élève pilote… à l’insu de ses parents, tenus dans l’ignorance de cette épopée du ciel, de peur qu’elle ne soit pas de leur goût et qu’ils n’y mettent fin.

 

Nikolaï se souviendra toute sa vie de son premier vol, qui a couronné la longue formation théorique des élèves : « C’était tôt le matin… La Volga s’étendait sous nos yeux dans une splendeur à couper le souffle... L’instructeur m’a ordonné par le tube acoustique : « prends les commandes ». J’ai pris les commandes mais l’avion ne répondait pas, il partait en roulis. J’ai voulu l’en empêcher, mais il a basculé de l’autre côté […]. Pas moyen de le rétablir à l’horizontale. « Jamais je ne saurai piloter un avion », me suis-je dit, « c’est trop difficile ». Alors l’instructeur m’a dit : « Pas de panique ! L’avion sait voler tout seul ! Tu ne dois que l’accompagner. Ca m’a détendu et j’ai commencé à attraper le coup de main… ». Nikolaï s’avérera finalement un élève doué qui sera l’un des premiers à être lâché en solo.

 

 

Nikolaï Koulpov, futur pilote d'Il-2 Chtourmovik (en anglais Il-2 Sturmovik, alors élève-pilote à l'aéroclub en 1941

 

Nikolaï, premier à gauche, à l’aéroclub en 1941.

 

 

Alors qu’il découvre avec émerveillement les joies du ciel, de lourdes nuées ont éclaté ailleurs dans les cieux européens. L’année où il est entré au lycée, le IIIe Reich a déclenché l’invasion de la Pologne – premier acte de la création de l’espace vital nazi à l’Est (voir Projet Rayak, 1ère partie, paragraphe BARBAROSSA et le Lebensraum) ; le Royaume-Uni et la France ont alors déclaré la guerre à l’Allemagne : au printemps qui a suivi, ils ont été eux-mêmes taillés en pièces par la campagne de l’Ouest de la Wehrmacht. Immédiatement après, la Luftwaffe s’est ruée contre les eaux et les îles britanniques. Suite à cette avalanche de bouleversements – et parallèlement à eux – Staline a mené une série de campagnes militaires à objectifs limités dont l’ensemble a fini par faire apparaître, à la frontière occidentale de l’Union soviétique, un glacis stratégique qui fait face à la Wehrmacht et à ses soutiens putatifs : le petit père des peuples a occupé tout l’est de la vaste Pologne du traité de Versailles ; mené la – très poussive - guerre d’Hiver contre la Finlande, lui arrachant des concessions territoriales [6] ; occupé les pays Baltes et, pour finir, les régions roumaines de Bessarabie et de Bucovine du Nord [7]. Une fois ces mesures préventives menées à leur terme sans prendre de gants, et au moment où l’Angleterre ploie sous le feu des bombardements stratégiques de l’aviation d’Hitler et où la guerre étend désormais son ombre jusqu’aux eaux de la Méditerranée et à l’Afrique du Nord, certains des plus anciens camarades d’aéroclub de Nikolaï ont déjà été recrutés comme… pilotes dans les VVS – les forces aériennes soviétiques : au lycée de Nikolaï, l’atmosphère s’est tendue de deux crans [8]. C’est dans ce climat électrique qu’au printemps 1941, armé de son bac technique, il est recruté par l’usine textile de Kinechma pour y suivre une formation de technicien.

 

 

Bf 109E de la JG 27 en Afrique en 1941

 

Au début de 1941, le IIIe Reich décide de prêter main-forte à son allié italien qui se trouve à la peine face aux forces du Commonwealth en Libye. Les batailles s’y durcissent d’un seul coup, l’ombre de la guerre s’étend encore (ici une photo célèbre, mais particulièrement réussie, de chasseurs allemands Messerschmitt 109 au-dessus du désert libyen)

 

 

La Grande Guerre patriotique

 

Cette heureuse double vie de techicien spécialisé et de pilote amateur sera brève. Le dimanche 22 juin 1941, Nikolaï va devoir louper le cours de pilotage du jour en raison d’un cours qui a lieu ce jour-là à l’usine : « en me rendant au travail, j’ai vu des gens en train de pleurer en pleine rue. Une femme en larmes s’est ruée sur moi et m’a soufflé : « La guerre a éclaté ». Aux premiers rayons du soleil de cette journée chaude, lourde et moite, cent soixante-dix divisions des forces de l’Axe se sont abattues sur l’Armée rouge ; mais pour Nikolaï et ses camarades bacheliers, il est clair que la Wehrmacht sera balayée en pas plus de deux deux ou trois mois : « Notre légendaire, notre invincible Armée rouge allait mettre les Boches dehors en deux temps trois mouvements. On voulait en être, même si ce n’était pas en tant que pilotes, même si ce n’était qu’avec un fusil. On voulait en avoir été ». Tous se ruent vers les antennes de recrutement pour signer leur engagement dans les forces armées, mais l’âge minimal légal de recrutement est de dix-neuf ans et aucun des lycéens ne les a. Il se trouvent tous refusés et doivent se contenter de déposer une demande d’engagement avec – lot de consolation – une mention par laquelle ils notent leur souhait d’être versés dans une école de pilotes de chasse [9].

 

Pendant ce temps, sur le gigantesque front de mille trois cents kilomètres de long qui vient de s’ouvrir, rien ne se passe comme l’imaginaient Nikolaï et ses camarades. Dès les premiers jours de l’opération BARBAROSSA, les VVS ont été laminées par la Luftwaffe sur leurs propres terrains (voir le témoignage de Solomon Rochal, 0’28’’). Sur le front central, en Biélorussie, l’Armée rouge est en train d’endurer des défaites abyssales. Début juillet, deux semaines seulement après l’éclatement de la guerre, la Wehrmacht est déjà en train de franchir la rivière Bérézina, à quatre cents kilomètres de ses lignes de départ, pour attaquer Smolensk, située deux cents kilomètres plus à l’est et à seulement trois cent cinquante kilomètres de la capitale elle-même. Nikolaï commentera lapidairement : « Nous étions animés d’une grande foi en nos forces armées mais les événements se sont déroulés dans le sens opposé. Nous avions sous-estimé le savoir-faire et la puissance militaires que l’ennemi avait accumulés ».

 

 

Les impressionnantes batailles d’encerclement de l’opération BARBAROSSA engendreront une moisson de trois millions de prisonniers de guerre soviétiques. Dans les conditions effroyables qui règnent dans les camps de prisonniers de la Wehrmacht, un million et demi d’entre eux n’ont pas sept mois à vivre.

 

Les impressionnantes batailles d’encerclement de l’opération BARBAROSSA engendreront une moisson de trois millions de prisonniers de guerre soviétiques. Dans les conditions effroyables qui règnent dans les camps de prisonniers de la Wehrmacht, un million et demi d’entre eux n’ont pas sept mois à vivre.

 

 

Après l’éclatement de la bataille de Smolensk, Nikolaï et tous ses camarades élèves pilotes de l’aéroclub sont expédiés de toute urgence vers une école de pilotage des forces aériennes où, pour la première fois de leur vie, le 12 juillet, ils voient des bombardiers de leurs propres yeux. Ils seront formés, par anticipation, en tant que pilotes militaires, puis pilotes de bombardiers, en attendant d’atteindre l’âge légal d’intégrer les forces armées. Leurs premières montures militaires seront des avions école monomoteurs biplans Polikarpov R-5.

 

 

Polikarpov R-5

 

Le biplace multirôles Polikarpov R-5, tout à la fois bombardier léger, avion de transport léger et avion école, l’avion sur lequel Nikolaï et ses camarades passeront leur brevet de pilote militaire [capture brute].

 

 

Pilote militaire

 

Tandis que Nikolaï et ses copains travaillent dur pour décrocher leur brevet de pilote militaire, l’Armée rouge parvient, à grand prix, à figer temporairement l’élan des forces du Reich à la bataille de Smolensk ; mais dès la fin de l’été, l’ennemi reprend son élan, dans le secteur sud cette fois, et inflige aux forces soviétiques une nouvelle défaite cinglante à la bataille de Kiev. Puis, dans le secteur nord, il finit par mettre le siège autour de Leningrad, dont trois quarts de million d’habitants vont bientôt mourir de faim. Enfin, à nouveau au centre et aux premiers jours de l’automne, il s’élance en direction de Moscou elle-même. L’Armée rouge encaisse deux grandes défaites de plus, à Viazma et Briansk : au moment où s’installent les pluies et les boues d’automne qui ralentissent l’ennemi, les divisions d’Hitler sont à cinquante kilomètres des faubourgs de la capitale. Par chance, l’envahisseur, exténué par ses succès et par les pertes que ceux-ci lui a coûté, doit marquer une nouvelle pause pour laisser passer la redoutable raspoutitsa – le pic des pluies - et attendre que la neige et le gel durcissent les sols. D’ici là, il se prépare pour donner l’hallali. Mi-novembre, la Wehrmacht, bien qu’à bout de souffle, donne le dernier coup de collier. Or, cette fois, le général Guéorgui Joukov a mis en place la défense de Moscou à la lumière des enseignements des premiers engagements de la guerre et, dans les premiers jours de décembre, si les Allemands se sont rapprochés jusque dans l’extrême périphérie de la capitale, ils se figent dans leurs ultimes positions. Dès le lendemain, le « sauveur de Moscou » lance une contre-offensive vers l’ouest. Un mois plus tard, l’ennemi a été repoussé à cent kilomètres à l’ouest de la capitale.

 

 

Hiver 1941 : l'opération TAIFUN, ultime étage de l'opération BARBAROSSA, s'enlise dans les lignes de défense du Maréchal Guéorguiy JOUKOV.

 

Hiver 1941, dernier acte de BARBAROSSA : l’offensive du Reich vers Moscou s’enlise dans les défenses de Joukov.

 

 

Entretemps, Nikolaï et ses camarades ont pu célébrer leur brevet de pilote militaire et, désormais, ils doivent apprendre à piloter des bombardiers. Les voici maintenant aux commandes de bombardiers moyens bimoteurs Tupolev SB-2, deux fois plus lourds que leurs avions-écoles, trois fois plus puissants, 50 % plus rapides, munis d’un poste de pilotage fermé et d’un train d’atterrissage rétractable : un univers totalement nouveau pour les jeunes pilotes ; mais, à l’arrivée de l’été 1942, ils sont devenus des pilotes de bombardiers. Il reste qu’ils n’ont toujours pas dix-neuf ans et, conformément au règlement, les voilà renvoyés dans leurs foyers ! Entre-temps, le Reich a lancé sa seconde grande campagne, et il est en train d’envahir l’est de l’Ukraine, la grande boucle du Don et les plaines, puis les montagnes du Caucase…

 

 

 

Bombardier moyen soviétique Tupolev SB-2

 

Le bombardier moyen bimoteur triplace Tupolev SB-2 (image de synthèse). Le SB-2, révolutionnaire à son apparition et avion légendaire de la guerre d’Espagne, est déjà obsolète au moment où Nikolaï et ses camarades font leurs premières armes sur bombardier. Désormais considéré comme manquant de puissance, de vitesse et d’armement défensif, il est en cours de remplacement par son successeur, le Petliakov Pe-2, très puissant, très rapide et plus lourdement armé (pour une immersion dans l’univers du Piéchka, voir le témoignage de Galina Pavolvna Brok) [capture brute]

 

 

Le 5 août, Nikolaï fête, enfin, le dix-neuvième anniversaire qu’il attendait tant. L’appel ne devrait pas tarder. Nikolaï patiente – mais il va patienter longtemps [10]. Pendant ces longs mois où le jeune homme ronge son frein, les armées de l’Axe atteignent l’isthme Don-Volga à Stalingrad. A l’hiver, l’Armée rouge lance une longue série de contre-offensives, beaucoup plus puissante et longuement préparée que celle du premier hiver. Ces coups de boomerang repoussent les envahisseurs jusqu’à leurs lignes de départ du début de l’été, en Ukraine orientale puis, au mois de mars 1943, la raspoutitsa s’abat à nouveau sur le front. C’est en ce second printemps de guerre que va sonner l’heure de Nikolaï (voir la carte De Stalingrad au Dniepr, le périple d’Ivan Sloukhaï).

 

Enfin !

 

C’est par un beau jour jour du mois de mai que sa boîte aux lettres révèle enfin la convocation que ses camarades et lui attendaient depuis presque deux années. Ayant suivi l’intégralité du cursus de pilote civil, puis de pilote militaire et enfin de pilote de bombardier, ils ont toutes leurs chances d’être directement affectés dans des unités de bombardiers opérationnelles. Or, après la remise oficielle des brevets aux jeunes garçons, voilà qu’ils sont affectés à… un régiment de réserve qui doit les former comme… pilotes d’assaut. La prochaine monture de Nikolaï sera donc non pas un bombardier, mais un avion d’assaut, le redoutable Iliouchine Il-2 Chtourmovik. « A ce moment-là, l’Il-2 chtourmovik s’était déjà imposé. On s’est vite familiarisé avec lui. Il était extrêmement solide et, en plus de cela, il était extrêmement bien armé. Il pouvait emporter une bombe de 600 kilos, huit roquettes, et il était armé de deux canons de 23 millimètres, deux mitrailleuses de 7,62 et d’une de 12,7. C’était un bon, extrêmement bon avion. Ce n’est pas pour rien que les Allemands l’appelaient « la mort noire » ».

 

 

Avion d'assaut Iliouchine Il-2 Chtourmovik (en anglais Sturmovik) Type 2

 

L’avion d’assaut monomoteur Iliouchine Il-2 Chtoumovik dans sa seconde version, celle que découvre Nikolaï.

 

 

Nikolaï découvre donc l’Iliouchine Il-2, un avion lourd, puissant, mais dont le pilotage n’est pas facile [11]. La bête est en outre complexe à maîtriser puisqu’elle est munie de quatre types d’armes différents. Pour ne rien arranger, les VVS manquent à ce moment-là d’essence aviation parce qu’elles sont en train d’empiler des réserves de carburant dans la perspective de la prochaine offensive allemande, attendue par le haut commandement soviétique dans le saillant de Koursk. Les heures de vol de Nikolaï sur Chtourmovik s’en font donc d’autant plus rares. Cependant, avec son année et demie d’expérience du pilotage, il fait figure d’exception - comme tous ses camarades d’aéroclub - dans une Armée rouge qui manque encore cruellement de pilotes expérimentés, et il fait partie de ceux qui possèdent l’expérience nécessaire pour acquérir la maîtrise de l’Il-2 et en tirer toutes les ressources. Impressionné par l’incroyable puissance de feu du Chtourmovik et par son blindage exceptionnel – l’Il-2 n’a d’équivalent dans aucune autre aviation au monde [12], Nikolaï va rapidement l’aimer et l’investir de la valeur de glaive de la vengeance d’un pays où huit millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont déjà trouvé la mort sous l’occupation ennemie – en ne comptant que les civils qui ont perdu la vie.

 

Alors que le désormais pilote d’assaut continue de patienter dans son régiment de réserve, les projections du haut commandement soviétique se révèlent fondées : c’est bien contre le saillant de Koursk - le secteur le plus propice de tout le front à une offensive - que la Wehrmacht lance sa troisième grande offensive terrestre de la Grande Guerre patriotique, l’opération ZITADELLE (« Citadelle »), dont la finalité est de conserver l’initiative stratégique pour le camp allemand. Or, le plan opérationnel de l’Armée rouge consiste à inclure l’offensive ennemie dans ses propres plans : en premier lieu, stopper ZITADELLE ; en second lieu, tirer profit de la situation pour attaquer ses flancs fragilisés et… faire reculer la Wehrmacht de plus de deux cents kilomètres jusqu’au fleuve Dniepr [13] (voir la carte De Stalingrad au Dniepr, le périple d’Ivan Sloukhaï). En juillet et août 1943, le plan réussit. Les murailles de Chine défensives soviétiques réussissent à absorber le choc écrasant de l’offensive allemande, puis les frontoviks contre-attaquent un ennemi déstabilisé par sa propre offensive. Au sud du saillant de Koursk, Bielgorod puis Kharkov sont libérées et l’Armée rouge s’élance en direction du fleuve Dniepr pour tenter de le franchir avant que les Allemands n’aient eu le temps de s’y retrancher. Au nord du saillant, ce sont Oriol en août, puis Briansk en septembre qui sont libérées. A la fin de l’été et au début de l’automne, la contre-offensive s’élargit encore plus au nord : deux groupes d’armées lancent une offensive destinée à libérer Smolensk, occupée depuis les premières semaines de la guerre, et toucher aux confins de la Biélorussie, toujours occupée.

 

 

Le champ de bataille de Prokhorovka, 5 juillet 1943

 

Champ de bataille de Prokhorovka, 12 juillet : la 5e armée blindé de la Garde se sacrifie pour stopper la Wehrmacht sur le versant méridional du saillant de Koursk ; le même jour, l’Armée rouge lance la première offensive * de son plan, contre le saillant allemand d’Oriol, dans le dos de la pince nord allemande (peinture de David Pentland).

 

 

Au front

 

C’est cet automne-là que Nikolaï est enfin tiré de son régiment de réserve pour être envoyé, pour la première fois, dans une unité opérationnelle : ce sera la 36e escadrille indépendante de reconnaissance et de réglage d’artillerie. La spécialité de ces unités est de survoler le dispositif ennemi – en particulier ses positions d’artillerie lourde de campagne situées à plusieurs kilomètres derrière la ligne de front - et d’en ramener les photgraphies aériennes qui permettent ensuite d’en détermier les coordonnnées exactes. Ces coordonnées sont ensuite transmises à l’artillerie lourde soviétique qui peut alors ouvrir le feu avec exactitude. La 36e OKRAE [14] est équipée de la toute nouvelle version de reconnaissance-assaut du Chtourmovik, l’Il-2 KR, qui commence à apparaître dans les unités de reconnaissance aérienne depuis le mois d’avril, et qui est dérivé de l’avion d’assaut pur. Le Chtourmovik étant un puissant avion d’assaut, les VVS ont jugé pertinent de reconduire, sur la version KR de reconnaissance photographique, toutes les capacités offensives de l’appareil d’assaut pur d’origine. L’Il-2KR est donc – cas unique au monde - à la fois un avion d’assaut et de reconnaissance. En conséquence, les escadrilles de reconnaissance qui en sont dotées ajoutent, à leurs missions traditionnelles, les mêmes missions d’appui au sol que celles qui sont dévolues aux unités d’assaut pur.

 

La nouvelle unité de Nikolaï est basée face à à la frontière biélorusse et elle opère au sein de la 3e armée aérienne du Front de Kalinine [15] ; Front de Kalinine qui change alors à la fois de nom pour devenir le 1er Front de la Baltique, et de commandant puisqu’il est repris par le général arménien Ivan Bagramian qui, à l’été, s’est illustré dans la libération d’Oriol. Le groupe d’armées fait face à l’une des grandes villes de Biélorussie orientale, la cité millénaire de Vitebsk – pour la petite histoire patrie de naissance du peintre Chagall – pour l’heure tenue par les forces de la la 3e Panzer-Armee.

 

 

Massacre dans les marais biélorusses

 

Nikolaï découvre le front au moment ou le haut commandement soviétique a décidé une nouvelle grande offensive destinée, cette fois, à inaugurer la libération de la Biélorussie. Il s’agit de percer en deux points distincts les lignes du groupe d’armées Centre allemand puis de lancer, au travers des deux trous ainsi forés, deux pinces qui doivent se donner la main à Minsk, la capitale de la Biélorussie, cent cinquante kilomètres plus à l’ouest. L’objectif est rien moins que d’encercler une grosse partie du groupe d’armées Centre allemand, puis de la détruire. Or le terrain est effrayant : d’immenses forêts impénétrables dépourvues de routes, aux racines immergées dans des marais nourris tantôt par la pluie, tantôt par la neige, par un automne puis un hiver beaucoup plus doux que les précédents.

 

 

Les forêts et les marais de Biélorussie

 

Les forêts et les marais de Biélorussie. C’est ce paysage que survolent Nikolaï et ses camradares de la 36e OKRAE pendant tout l’hiver.

 

 

La pince nord de cette offensive a été confiée au 1er Front de la Baltique de Bagramian – et donc à sa 3e armée aérienne qui englobe la 36e OKRAE – et à son voisin méridional, le Front de l’Ouest. Bagramian parvient à progresser de 80 kilomètres dans cet enfer végétal détrempé, mais son voisin méridional se voit, lui, cloué sur place par l’ennemi durant des mois entiers. Le 1er Front de la Baltique doit même se détourner de son objectif pour lui prêter main-forte, et toute l’opération biélorusse dégénère en un fiasco de toute première catégorie - au point qu’il sera purement et simplement gommé de l’historiographie soviétique. C’est au-dessus de cette ordalie hivernale que Nikolaï fait ses premières armes : « Quand vous menez votre première mission de combat, il y a une telle avalanche de feu, des explosions partout. Vous vous dites « mais comment on va traverser ça ? » Parce qu’il y a des explosisons partout, pile à votre altitude. Je me disais « je peux vraiment mourir ici ». Mais je n’avais pas de petite amie. Alors je n’avais pas peur, parce que je n’avais pas de petite amie. Ca, c’était pendant la première passe d’une attaque. Dans notre patrouille de six équipages, il y en avait deux qui avaient déjà repéré d’où tiraient les canons anti-aériens allemands [et qu’y s’en chargeaient]. Alors, si on n’avait pas été touchés pendant la première passe, on lançait tout de suite la deuxième alors que la puissance de feu ennemie avait déjà baissé de 50 %. Et ces deux équipages s’acharnaient sur la Flak tant et si bien qu’à la troisième passe, il n’en restait plus grand-chose. S’il n’y avait pas de chasse ennemie, on s’occupait de nos cibles et, en général, on les anéantissait. [Pour ce qui est du retour à la base], la formation à la navigation qu’il nous aurait fallu pour que nous soyons capables de renter de mission avait été indigente. J’avais peur que si jamais je perdais le contact avec le commandant d’escadrille, jamais je ne serais capable de retrouver tout seul la route du retour ; surtout que sur [le Chtourmovik], les instruments de navigation étaient encore très rudimentaires à ce moment-là. Quand on rentrait d’une attaque, on se fiait en premier lieu à la lumière du soleil pour trouver notre route puis, ensuite seulement, à l’équipement de navigation : le compas magnétique tournait dans tous les sens, il était impossible de caler une route dessus. Alors on calait notre route par rapport à la lumière du soleil puis, une fois que le compas s’était enfin stabilisé, nous nous calions dessus pour le reste du retour. Notre commandant d’escadrille savait tout ça. Il m’avait dit : « Colle à moi. Si tu me vois larguer mes bombres, tu largue les tiennes. Si je tire mes roquettes, tu tire les tiennes. Peu importe où tant que c’est en direction de l’ennemi. Si je tire au canon, tu tires au canon. Et colle à moi.

 

La première fois que j’ai été descendu, c’était à ma septième mission. C’est un Oerlikon semi-automatique de 37 mm qui m’a touché au radiateur. Le liquide de refroidissement a commencé à fuir et le moteur s’est mis à avoir des ratés. J’ai quand même réussi à passer au-dessus de la ligne de front mais j’ai dû atterrir avec le train d’atterrissage rentré. Il faut dire qu’il s’est avéré qu’on avait attaqué pile dans le secteur d’un régiment d’artillerie antichar… A l’atterrissage, ma tête s’est cognée contre le viseur de bombardement. Un atterrissage train rentré, ce n’est pas le plus doux des atterrissages. On m’a emmené vers un abri creusé dans la terre. Le commandant du bataillon m’a dit : « On dit que vous, les pilotes, vous êtes nourris à coups de barres de chocolat ; mais tout de même, je ne vous envie pas ». Une infirmière était en train de me bander. J’ai répondu au commandant « Et nous, nous ne vous envions pas non plus. Vous êtes sous pression, sous le feu, avec votre capote pour seule protection, hiver comme été. Nous, les pilotes, on passe 20 minutes sous le feu et ceux qui en reviennent vivants, même s’ils sont amochés, ils savent qu’ils repartent vers des draps propres. Ils sont accuellis à la cantine, où les attendent même des serveuses. Mais vous… On pense toujours à vous, qui demeurez pérpétuellement dans les mêmes conditions, qui tenez vos positions en permanence, sous pression ». Je lui ai dit quels étaient nos sentiments pour eux, que nous nous demandions toujours comment s’en sortaient nos fantassins et ce qu’on pouvait faire pour les soutenir, comment faire encore plus de dégâts chez les Allemands, pour que nos fantassins restent en vie, si Dieu le voulait ».

 

La météo, sinistre, humide, neigeuse, n’a pas dû favoriser ces missions aériennes. Ce n’est qu’au mois d’avril 1944 qu’une raspoutitsa carabinée met un terme au massacre biélorusse. Le moins que l’on puisse dire est que Nikolaï n’inaugure pas sa carrière opérationnelle dans de grands soirs d’espoir.

 

 

Revanche

 

Le printemps va apporter avec lui une bouffée d’oxygène. En effet, tandis que Nikolaï faisait discrètement ses premières armes dans les ténèbres des opérations de l’automne, un très grand événement a retenti dans toute la presse mondiale. Il a eu lieu… en Iran, occupé par les forces britanniques, soviétiques et américaines depuis 1941. Au tout début de l’hiver, à Téhéran, la capitale iranienne, Churchill, Staline et Roosevelt se sont rencontrés tous les trois pour la première fois ; là, pour la première fois, l’empire britannique, l’Union soviétique et les Etats-Unis d’Amérique ont bâti ensemble une stratégie coordonnée. Il a été décidé qu’au printemps 1944, l’Armée rouge et les armées alliées occidentales lanceraient simultanément des opérations stratégiques terrestres en Europe : voilà enfin l’ouverture du second front que Staline s’époumonne à réclamer depuis plus de deux années. Côté soviétique, le haut commandement élabore dès lors un plan d’opérations d’une ambition, d’une puissance et d’une sophistication inédites dans l’histoire de l’Armée rouge, et même inédites dans celle de la Seconde Guerre mondiale. Ce plan pharaonique se décline en pas moins de six grandes opérations qui vont s’articuler dans le temps et dans l’espace, et dont la plus modeste doit mobiliser des effectifs équivalents à ceux du futur débarquement en Normandie. L’une de ces six opérations – la plus célèbre de la série – sera l’opération BAGRATION, qui doit – enfin – forcer le verrou biélorusse, toutes leçons tirées du désastre de l’hiver.

 

Tandis que les préparatifs de BAGRATION s’activent, la 36e OKRAE de Nikolaï est rejointe par deux autres escadrilles analogues, venues de deux autres secteurs du front, pour constituer l’un des tout nouveaux régiments de reconnaissance et d’observation d’artillerie, baptisés OKRAP (le « P » signifiant polk, « régiment »). Le nouveau régiment sera le 206e OKRAP.

 

Alors que le régiment de Nikolaï se prépare pour la nouvelle grande bataille, le 6 juin 1944, les Alliés ouvrent le bal des grandes opérations décidées à Téhéran pendant l’hiver. Sur le front de l’Ouest, ils réussissent leur débarquement en Normandie. Ils y sont bientôt cloués au sol par la Wehrmacht, il n’empêche : la tête de pont alliée est inexpugnable. Dix-sept jours plus tard, l’Armée rouge lance, en écho, l’opération BAGRATION, dans ces forêts biélorusses qui ont été le théâtre des échecs de l’hiver- à la différence près que cette fois, les frontoviks n’auront plus à braver la boue et la vase, mais une chaleur caniculaire. Cette fois, BAGRATION casse tout le groupe d’armées Centre allemand en seulement quatre jours : le 3 juillet, Minsk est libérée (voir la carte De BAGRATION à la Courlande : Vladimir Panienko).

 

Le succès dépasse de si loin les espérances que, dès le lendemain, le haut commandement revoit les objectifs à la hausse: il faut immédiatement compléter BAGRATION par une nouvelle série d’opérations qui doivent, cette fois, repousser le groupe d’armées Centre à travers toute la Biélorussie, jusqu’aux confins des pays Baltes ; de là, obliquer vers le nord pour tendre la main vers le golfe de Riga sur la mer Baltique et… encercler tout le groupe d’armées Nord ! Cette fois, Nikolaï vole dans un ciel bleu qui surplombe des victoires successives au cours desquelles les Chtourmoviks écrivent l’un des grands chapitres de leur légende. « J’attendais que le commandant d’escadrille largue ses bombes, et je larguais les miennes. S’il avait largué les siennes trop court, les miennes explosaient en plein sur l’objectif. Les défenses anti-aériennes allemandes étaient puissantes. On rentrait souvent dans des avions troués comme des passoires. La queue de l’avion n’était pas blindée, les éclats d’obus la transperçaient, mêmes les balles des armes automatiques. De retour à la base, on rebouchait les trous avec de la colle, et une équipe du régiment s’attaquait immédiatement au rechargement des bombes. 40 minutes plus tard, on décollait pour la mission suivante, quels que soient les progrès des troupes au sol. On faisait tout ce qu’on pouvait pour les soutenir. Dans notre équipe d’armurerie, il y avait des filles. Pour charger les bombes aux râteliers de la soute à bombes, elles les plaçaient sur nos dos – c’est que ça fait du poids, 100 kilos. Quatre, cinq missions par jour. C’était intense, on était sous pression. On en a vraiment fait énormément ». tout cela a un prix : le 26 juin, le commandant du 206e OKRAP est descendu en combat ; le 25 juillet, son successeur est à son tour abattu.

 

 

T-34/85 soviétiques pendant l'opération BAGRATION, été 1944

 

Biélorussie, été 1944 : en faisant voler en éclats tout le groupe d’armées Centre de la Wehrmacht sous un soleil caniculaire, l’Armée rouge inflige à l’armée allemande la plus grande défaite militaire de toute son histoire. C’est au-dessus de ces batailles victorieuses que volent, désormais, Nikolaï et ses camarades des Chtourmoviks.

 

 

La dernière des opérations de « BAGRATION II » est l’opération KAUNAS. Elle est lancée le 28 juillet par Bagramian et par son voisin immédiat, le 3e Front de Biélorussie du général Ivan Tcherniakhovski – le seul général juif au monde à commander un groupe d’armées. Kaunas tombe le 1er août et, à la fin du mois, les restes de deux armées allemandes ont été repoussés jusqu’à la frontière même de la Prusse-Orientale : l’Armée rouge touche les confins de l’Allemagne nazie. Entretemps, à l’Ouest, les Alliés ont fini, enfin, par briser l’étau qui enserrait leur tête de pont et à pénétrer au cœur de la Normandie, puis de la Bretagne, et ils ont atteint la Seine et la Loire tandis qu’ils lançaient l’opération DRAGOON, le débarquement franco-américain en Provence. A l’Est, au cours des toutes dernières heures de KAUNAS, malgré les rigueurs de la guerre – trois jours plus tôt, un Chtourmovik est rentré en miettes d’un combat contre des chasseurs de la Luftwaffe et son pilote, gravement blessé, a dû être amputé d’une jambe - sur le terrain du 206e OKRAP, c’est dans une atmosphère festive que se prépare activement un bal en ce soir du 29 août. C’est là que les pas de Nikolaï – vingt-et-un ans, rappelons-le - vont se télescoper avec ceux d’une jeune frontovik. Leur rencontre aura des conséquences hautement sportives.

 

Pierre Bacara

 


[1] En effet, 36.000 exemplaires de l’Il-2 Chtourmovik sont sortis des usines soviétiques. A titre de comparaison, au cours du premier siècle de l’histoire de l’aviation, près de 34.000 chasseurs Messerschmitt Bf 109 ont été produits ; 20.000 chasseurs Supermarine Spitfire et autant de Focke-Wulf Fw 190 ; 18.000 bombardiers Consolidated B-24 Liberator et autant de chasseurs MiG-15 ; 16.000 avions de transport Douglas DC-3, C-54 ou Dakota ; 15.000 chasseurs North Americain P-51 Mustang et F-86 Sabre ; 12.000 bombardiers Boeing B-17 Flying Fortress ; 10.000 chasseurs Mitsubishi A6M Zero et autant de MiG-21 et d’avions de transport Airbus A320 ; 8.000 chasseurs SPAD XIII ; 7.000 chasseurs Republic F-84 Thunderjet ; 6.000 bombardiers Junkers 87 Stuka et autant de chasseurs MiG-17 et d’avions de transport Boeing 737; 5.000 chasseurs Sopwith Camel et autant d’avions de transport Junkers Ju 52 et de chasseurs McDonnel F-4 Phantom II. Le Chtourmvik trône donc au sommet de l’histoire de la production aéronautique mondiale si l’on oublie quelques avions de tourisme ou d’entraînement.

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[2] Le programme d’alphabétisation est typique des réalisations pharaoniques du régime bolchevique. Lorque le Conseil des commissaires du peuple (conseil des ministres) lance le programme en 1919, les deux tiers de la population de l’ex-empire du tsar Nicolas II sont analphabètes. Huit ans plus tard, cette proportion, passée au pilon, a chuté à 12 % (voir le témoignage d’Ivan Sloukhaï, paragraphe Likbiez).

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[3] Parmi les nombreuses grandes figures qui mènent la révolution blochevique de 1917, les deux qui « crèvent l’écran » sont Lénine et Trostki, qui deviennent respectivement numéros un et deux de la jeune Union soviétique – Totski prenant la direction de l’Armée rouge fondée en 1918. En 1924, Lénine meurt des séquelles d’une tentative d’assassinat, sans s’être exprimé au sujet de sa succession à la tête du nouvel Etat. Tous les possibles sont donc ouverts et le vide relatif alimente une rivalité politique. Cette rivalité dégénère sous l’aiguillon des ambitions de l’un de ses compétiteurs, Joseph Staline, très important personnage de second plan de la révolution et de la guerre civile qui s’en est suivie, et monté très habilement à la tête du parti communiste soviétique. Il imprime à la lutte pour la succession de Lénine, au départ très ouverte, une tonalité d’abord conflictuelle puis impitoyable. Dans cette arène, Staline identifie Trotski comme son ennemi politique le plus puissant et le plus redoutable puis parvient à l’abattre : en 1929, Trotski, après avoir été exclu du pouvoir puis du parti communiste lui-même, est exilé, et Staline s’empare des derniers leviers de pouvoir qui lui échappaient encore. Dès lors, le petit père des peuples, conscient de la puissance des partisans de son ennemi vaincu, s’acharne à les pourchasser, y compris à grands renforts d’une propagande musclée. Sur une jeunesse soviétique qui sort à peine du très large illettrisme dans lequel elle serait restée sans la révolution éducative bolchévique, cette propagande a un impact maximal.

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[4] Le N.K.V.D. (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures) est alors un ensemble de services administratifs et de forces de police, de sécurité et de renseignement. Bien que les activités du NKVD embrassent un spectre infiniment plus large que celui de la répression politique, c’est ce dernier aspect qui en devient le synonyme pour un grand nombre de Soviétiques.

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[5] L’aviateur Siguizmound Levanevskiy fait partie des pionniers de la route aérienne arctique. Il s’est rendu célèbre par le sauvetage de l’aviateur américain Jimmie Mattern - collectionneur de records aériens devenu pilote d’essai dans la société américaine Lockheed alors train d’élaborer le futur chasseur P-38 Lightning de la Seconde Guerre mondiale. Alors que Jimmie Mattern tentait de battre le record du monde de vitesse du tour du monde en avion, il a été contraint à un atterrissage forcé en plein cœur de la Sibérie. Recuelli par des Inouits, il a été secouru par Siguizmound Levanewskiy qui l’a ensuite remmené en Alaska. L’année suivante, Levanevskiy a sauvé l’équipage du brise-glace explorateur Tcheliouskine dans les glaces de l’océan Arctique, avant de battre, un an plus tard, le record de vitesse Moscou-San Francisco par le pôle Nord. Il a soudainement disparu en 1937 lors d’un second vol identique.

 

Mikhaïl Gromov, collectionneur de records comme l’Américain Jimmie Mattern, est alors chef pilote d’essai des deux plus célèbres constructeurs aéronautiques soviétiques. Premier aviateur russe à avoir sauté en parachute depuis un avion, il a ouvert la route aérienne Moscou-Pékin-Tokyo. Alors que s’achève l’année de Terminale de Nikolaï, Gromov est en train de fonder l’Institut de Recherche aéronautique soviétique.

 

Valériy Tchkalov, pilote d’essai comme Mikhaïl Gromov, est le pionnier des avions gigognes – les avions largués par avion. Il est aussi le multi-recordman qui a réussi le premier vol Moscou-Washington sans escale en passant par le pôle Nord, puis le premier vol sans escale entre Moscou et la côte ouest des Etats-Unis. Il s’est tué lors d’un vol d’essai du prototype de l’ultime version du célèbre avion de chasse Polikarpov I-16.

 

 

Mikhaïl Gromov, le premier aviateur à avoir relié les capitales de de l’URSS et des Etats-Unis sans escale.

 

Mikhaïl Gromov, le premier aviateur à avoir relié les capitales de de l’URSS et des Etats-Unis sans escale.

 

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[6] La frontière finlandaise, qui s’avançait avant-guerre jusqu’aux faubourgs mêmes de Leningrad – deuxième centre économique de Russie puis d’Union soviétique - a été écartée de la ville d’une centaine de kilomètres vers le nord.

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[7] Au bilan, Staline, par ailleurs convaincu depuis plusieurs années de l’inéluctabilité de l’attaque nazie, est parvenu à établir un glacis stratégique terrestre – une zone tampon - qui longe, en deux morceaux distincts, un peu moins de 1000 kilomètres de frontière occidentale soviétique, sur une profondeur moyenne de quelque 150 kilomètres.

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[8] Au même moment, paradoxalement, la propagande soviétique officielle déchaîne ses foudres contre quiconque ose exprimer la moindre appréhension d’une attaque allemande. En effet, à l’été 1939, l’imminence de l’éclatement de la guerre en Europe, connue du monde entier depuis plusieurs mois, a induit des négociations anglo-franco-russes de rapprochement politique et militaire. Hitler, soudain grimaçant, a décide d’ouvrir à brûle-pourpoint ses bras diplomatiques à un Staline médusé (voir la fiche thématique La saga du dranch nach Osten polonais, paragraphe Les nazis). Or, à ce moment-là, l’Armée rouge, naguère fière de sa force démesurée et de sa modernité obsessionnelle, avait déjà perdu beaucoup de sa superbe : les combats contre les forces de l’Axe Rome-Berlin pendant la guerre d’Espagne avaient révélé que les forces militaires de l’Union soviétique accusaient déjà un retard technologique par rapport à l’Allemagne dans plusieurs secteurs-clé – dont l’aviation. A la découverte de ce retard s’ajoutait, simultanément, l’affaissement soudain de l’Armée rouge sous l’effet de choc des purges paranoïaques menées par Staline en 1937-1938, qui avaient décapité l’encadrement militaire. La conclusion a été sans appel : l’Armée rouge n’est pas en état d’encaisser le choc d’une offensive militaire du Reich, et elle a besoin de cinq ans pour se régénérer. Après avoir échoué à mettre en place une alliance de revers avec Paris et Londres, Staline, au pied du mur, en a été réduit à sonder discrètement Hitler lui-même, à tout hasard. Or, fort opportunément, le maître du Reich avait alors justement besoin de pouvoir dormir sur ses deux oreilles à l’Est, le temps de régler leur compte aux Alliés occidentaux - pour pouvoir, ensuite, faire à nouveau volte-face en direction de la route du grand Lebensraum nazi à l’Est. C’est la raison de l’étonnante opération de charme diplomatique de Berlin envers Moscou. Le Kremlin n’a pas perdu une seconde pour signer avec l’Allemagne un pacte de non-agression qui a été une bouffée d’oxygène inespérée, susceptible de retarder le choc militaire de plusieurs années : un répit dans lequel l’Armée rouge s’est engouffrée pour achever de rattraper, à bouchées doubles, son retard technologique. Dès la signature du pacte, Staline et Hitler ont entrepris de rivaliser de comédie pacifiste tandis que le Kremlin souffle à s’en époumonner sur le feu de la modernisation militaire. Dans ce contexte hautement surréaliste, la moindre allusion au futur éclatement des hostilités provoque chez Staline des spasmes et des cris d’orfraie. Il n’empêche : le menu peuple, inconscient de ces enjeux vertigineux, sent intuitivement que le spectre de la guerre s’approche chaque jour un peu plus.

 

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[9] Le tsunami de patriotisme suscité par l’opération BARBAROSSA - l’attaque des forces de l’Axe contre l’Union soviétique en juin 1941 - est attesté par la grande majorité des témoignages filmés par High Flight ; quant au mirage d’une victoire rapide contre la Wehrmacht – du moins chez les plus jeunes - il est lui aussi avéré (voir par exemple le témoignage de Stanislav Zviézdov, 3’54’’-9’28’’, qui évoque l’atmosphère des dernier jours de l’avant-guerre et des premiers de la guerre).

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[10] Le cas de Nikolaï n’est pas isolé. Certains vétérans de la Grande Guerre patriotique ont relaté à High Flight qu’ils ont dû patienter un temps infini avant d’atteindre le front, comme en atteste le cas extrême d’Ivan Martynouchkine.

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[11] En effet, le modèle d’Il-2 alors en service est le Type 2. Le Type 2 a hérité de la version précédente - le Type 1 - un pilotage difficile que provoque le centre de gravité situé trop en arrière de l’avion. Les bureaux d’étude d’Iliouchine transpirent alors sur la version suivante de l’Il-2 - le Type 3 - qui corrigera totalement ce défaut brûlant ; un défaut dont la gravité est démultipliée par le fait que les VVS n’ont commencé à conjurer que depuis l’hiver 1942-1943 la diabolique spirale pertes/remplacements par des débutants/nouvelles pertes déclenchée au départ par les terribles pertes du temps de l’opération BARBAROSSA de 1941, elles-mêmes dûes aux graves lacunes de la grande majorité des aviateurs soviétiques en matière d’expérience et de formation.

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[12] On pourrait voir dans le Junkers 87 Stuka allemand le plus proche « concurrent » de l’Il-2, mais le Ju 87 est un bombardier en piqué, et non un avion d’assaut conçu pour attaquer en vol horizontal ou en léger piqué. Par ailleurs, le Ju 87 n’emporte « que » des bombes et des mitrailleuses, alors que l’Il-2, en plus de ses bombes et de ses mitrailleuses, emporte des roquettes et des canons.

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[13] Ce plan s’appuie sur deux points faibles de l’offensive stratégique allemande ; en premier lieu sa prévisibilité : le saillant soviétique de Koursk fait littéralement de l’œil au commandement allemand de par sa forme géométrique, qui se prête idéalement à une opération d’encerclement en pinces comment les généraux allemands en raffolent. Le commandement soviétique, connaissant désormais bien l’ennemi, n’a donc pas pris grand risque de se tromper en transformant préventivement le saillant de Koursk en un Verdun inextricable, en trente fois plus vaste et dix fois plus profond. En second lieu, les deux bords opposés du saillant - d’où chacune des deux pinces ennemies devrait s’élancer - se trouvent être… eux-mêmes des saillants. Ils s’exposent donc eux aussi à des contre-attaques de flanc, comme l’Armée rouge l’a appris au prix fort au printemps 1942 lors du cuisant désastre de l’opération KHARKOV (voir la fiche thématique KHARKOV 1942, le brelan fatal), lancée depuis le saillant soviétique d’Izioum puis contre-attaquée de flanc par la Wehrmacht. La construction opérationnelle retenue pour la bataille de Koursk consiste donc à engluer les deux pinces allemandes dans des défenses massives puis à contre-attaquer les saillants d’où elles se sont élancées. C’est là la première application sur le terrain de la théorie de l’art opérationnel élaborée par les généraux soviétiques des années 1920.

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[14] En russe : Otdiélnaïa Razviédyvaïelnaïa Aviatsionnaïa Eskadrila, en abrégé O.K.R.A.E.

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[15] Dans l’Armée rouge, le terme « front » possède deux sens strictement distincts l’un de l’autre. Le premier de ces sens est commun à toutes les armées : la ligne le long de laquelle les force belligérantes se sont face. Le second sens est celui de « groupe d’armées ». Les historiens lèvent l’ambiguïté en écrivant le mot avec une majuscule lorsqu’il est utilisé dans son sens organique de « groupe d’armées », et avec une minuscule dans son sens géographique de « ligne de contact ». C’est dans sa signification de « groupe d’armées » que le terme est utilisé ici, avec une majuscule.

 

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